De la vie

Tolstoï a rédigé « Du suicide » quelques mois avant sa mort. Dans ce texte court, un concentré de sagesse, il répond à de nombreux correspondants désespérés, candidats au suicide, et traite brillamment les différentes questions que la mort volontaire soulève.

De la vie

« Il est difficile aux hommes de notre monde non seulement de comprendre la cause de leur situation désastreuse, mais d’avoir conscience du caractère désastreux de cette situation, principale conséquence du désastre essentiel de notre temps qui s’appelle le progrès et qui se manifeste par une angoisse fébrile, une précipitation, une tension dans un travail ayant pour but ce qui est absolument inutile ou à l’évidence nuisible, par une ivresse permanente de soi-même dans des entreprises constamment renouvelées qui dévorent tout le temps dont on dispose et, surtout, par une fatuité sans bornes. »

Ce texte, dont le titre pourrait être « De la vie », est est un précieux outil que je partage dans le cadre des Ateliers du Changement. Je m’en sers comme support de discussion pour aborder les thèmes de l’envie de vivre, du sens de la vie et de la souffrance. Je vois des changements spectaculaires s’opérer et confirmer ainsi que le problème n’est pas la situation mais la compréhension que nous en avons.

Comprendre, changer…

Extrait de l’avant-propos[1]

Traduit du russe et préfacé par Bernard Kreise

Le suicide a maintes fois hanté Tolstoï, pour en finir avec ce qu’il appelle l’insupportable absurdité de la vie, cette « plaisanterie dont les hommes sont le jouet », note-t-il dans sa Confession écrite entre 1879 et 1882. « La vie me devint odie

use : une force invincible me tirait pour me libérer d’une façon ou d’une autre hors de la vie, elle était plus forte, plus intense que le vouloir commun. C’était une force semblable à l’aspiration précédente à la vie, mais sur un plan inverse. De toutes mes forces je me dirigeais hors de la vie. La pensée du suicide me vint aussi naturellement que me venaient auparavant des pensées sur l’amélioration de ma vie. Cette pensée était si tentante que je devais employer contre moi des ruses afin de ne pas la mettre en œuvre trop rapidement. »

 

C’est le manque de compréhension de la vérité de la vie qui le menait dans une impasse : on ignore ce qu’est le réel, dit-il, et on prétend qu’il est absurde. Et dans ces conditions, pourquoi ne pas en finir. « La vie ne te plaît pas – tue-toi. Mais tu vis, tu ne peux pas comprendre le sens de la vie, eh bien interromps-la, et ne t’agite pas dans cette vie en racontant et en écrivant que tu ne la comprends pas. »

Point final dans l’œuvre de Tolstoï, Du suicide fut rédigé en 1910, quelques mois avant sa mort. Il revient une fois encore sur cette question qu’il vécut dans sa chair, avec un ton violent et dépouillé des artifices du style, comme dans tous ses derniers textes où il mène un combat acharné contre l’Église en tant qu’institution qui trahit le message du Christ, contre l’État, contre l’armée, le patriotisme, le mensonge de tous les politiques, les puissants qui vivent dans un luxe indécent au crochet du peuple, s’indigne-t-il, et où il prône un anarchisme chrétien pacifiste. Cette fois, ce n’est pas lui qui est concerné au premier chef, mais ses multiples correspondants, candidats au suicide, qui s’adressent à l’écrivain devenu à l’époque un sage connu dans le monde entier, quasiment un apôtre qui soutient la cause de la paix en prêchant une réforme fondamentale de la société, et à l’encontre duquel le gouvernement russe ne peut prendre aucune mesure de rétorsion, malgré la radicalité de ses propos. Tolstoï écrit ce texte pour dénoncer la folie du monde et de notre existence contrainte par la société à être clivée entre des principes inculqués par l’État et l’Église, d’une part, et la transgression permanente de ces principes imposée par ces mêmes institutions, de l’autre ; il souligne la perte des repères essentiels chez des individus narcissiques qui sont conduits au suicide en alléguant des motifs que Tolstoï rejette, car ces désespérés n’ont pas compris ce que sont les destinées de l’homme ni où se trouve le bien véritable.

La spécificité de son analyse est de relier constamment la question politique et la problématique personnelle : il ne s’agit pas pour lui de faire reposer la responsabilité de cette « folie » uniquement sur la perversion des institutions ou sur les contradictions personnelles dans lesquelles se débattent les individus ; il met l’accent sur l’interrelation entre le social et l’individuel, mais la conscience de soi dont bénéficie l’être humain, et qui est sa caractéristique ultime pour Tolstoï, doit lui permettre d’atteindre un niveau de compréhension qui lui offre la liberté de réagir contre l’enfermement schizophrénique auquel le contraint la société. Il s’agit toujours chez Tolstoï d’user de cette liberté pour connaître cette étincelle de clairvoyance, de prendre conscience de soi et du réel, d’abandonner le rêve, de dépasser un narcissisme sans issue qui rend l’individu prisonnier d’une vision dégradée de lui-même et de la société ; il faut tourner le dos à ce qu’il ne nomme pas encore la « société de consommation », bien sûr, mais à laquelle il pense déjà en critiquant les sciences appliquées et en prônant ce que l’on qualifie aujourd’hui de « décroissance », afin de trouver la seule « science » qui l’intéresse, le seul bien qui dans le fond se résume chez lui à une injonction à l’amour et aux impératifs catégoriques kantiens. Il se méfie de la science dans une réaction violente contre le positivisme et le progrès scientifique qui ne peuvent pour lui qu’entraîner une régression de la personne et de la société, une oppression accrue du peuple.

Du suicide

En règle générale l’homme a-t-il le droit de se tuer ? Cette question est mal posée. Ce droit, en effet, ne saurait être mis en doute. Du moment qu’il peut se tuer, l’homme a le droit de le faire.

Je pense que cette possibilité qui nous est donnée de nous détruire joue le rôle d’une soupape de sûreté. Puisqu’il peut se tuer, l’homme n’a pas le droit — c’est ici que ce terme trouve sa place — de déclarer que la vie lui est insupportable. Si la vie nous excède, nous avons le recours du suicide, et par conséquent aucun de nous ne peut se plaindre de l’intolérable dureté de la vie. La possibilité a été donnée à l’homme de se tuer : donc, il peut — il a le droit de le faire et, en réalité, il ne cesse de faire usage de ce droit, de chercher la mort dans les duels, à la guerre, dans la débauche, dans l’usage de l’eau-de-vie, du tabac et de l’opium, etc. On peut seulement se demander s’il est rationnel et moral — ces deux termes étant inséparables — de se tuer.

Or cela est irrationnel autant que de couper les pousses d’une plante que l’on veut détruire. Elle ne mourra pas, elle croîtra irrégulièrement, voilà tout. La vie est indestructible — elle est en dehors du temps et de l’espace. La mort ne peut qu’en changer la forme, en mettant un terme à sa manifestation dans ce monde. Mais, en renonçant à la vie dans ce monde, je ne sais pas si la forme qu’elle prendra dans un autre me sera plus agréable, et en second lieu, je me prive de la possibilité d’apprendre et d’acquérir au profit de mon moi tout ce qu’aurait pu lui valoir un plus long séjour dans celui-ci. En outre, et surtout, le suicide est irrationnel parce qu’en renonçant à la vie à cause des désagréments qu’elle me paraît avoir pour moi, je montre que je me fais une idée fausse du but de ma vie, qui n’est pas, comme je le suppose, mon contentement, mais le perfectionnement de mon individu, joint à l’utilité de mes actes par rapport à l’œuvre qui va s’accomplissant par la vie du monde. Et c’est aussi pourquoi le suicide est immoral. À cet homme qui s’est tué, la vie avait été donnée, avec la possibilité de vivre jusqu’à une mort naturelle, afin seulement qu’il fût utile à la vie du monde ; et lui, après avoir joui de la vie tant qu’elle lui a paru agréable, a renoncé à la faire servir à l’utilité du monde du moment où elle lui est devenue désagréable ; or, suivant toute vraisemblance, il devenait utile à cet instant précis où la vie s’assombrissait pour lui, car tout travail commence dans la peine.

Dans la solitude, à Optynaïa[2], vit, pendant plus de trente ans, gisant à terre, un moine paralytique qui n’avait gardé que l’usage de sa main gauche. Les médecins assuraient qu’il devait cruellement souffrir. Lui, non seulement ne se plaignait jamais de son état, mais, les yeux fixés sur l’image sainte, avec des signes de croix et un continuel sourire, ne cessait d’exprimer à Dieu sa reconnaissance et sa joie pour l’étincelle de vie qui se conservait en lui. Des milliers de pèlerins vinrent le visiter et on ne saurait croire quel rayonnement bienfaisant projeta sur le monde cet homme incapable de toute activité physique. Ce paralytique fit assurément plus de bien que tant de gens bien portants qui s’imaginent accomplir en divers établissements une besogne utile au monde.

Tant que l’homme conserve un souffle de vie, il peut se perfectionner et être utile au monde. Mais il ne peut être utile au monde qu’en se perfectionnant et se perfectionner qu’en étant utile au monde.

[1] Source : Editions de l’Herne.

[2] Ermitage célèbre en Russie.

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