Si Internet était un pays, il serait le 5ème consommateur mondial d’électricité[1]. De plus en plus d’acteurs du secteur agissent pour que le web pollue moins. Mais c’est aussi à nous consommateurs, d’adapter ou de changer nos comportements.
Je n’évoquerai pas, aujourd’hui, la consommation d’énergie et la pollution que notre hyper-connectivité occasionne, ni la globalité de nos comportements. Le sujet est tellement vaste et complexe. J’en reparlerai 😉
Je vous invite simplement à réfléchir aux raisons pour lesquels vous utilisez les réseaux sociaux, à la qualité du contenu que vous y partagez et à l’image de vous-même que vous cherchez à diffuser. Est-elle conforme à votre réalité ? Vous vous apercevrez, sans doute, que ce que vous diffusez reflète la manière dont vous voudrez être perçu et pas toujours ce que vous êtes ou ce que vous vivez.
Pour accompagner votre auto-analyse, voici une conférence de Cal Newport, professeur assistant en ingénierie informatique, et un livre « Je selfie donc je suis – Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel», de la docteur en philosophie et en psychologie Elsa Godart.
Je selfie donc je suis
Je selfie donc je suis. Au bout de ma perche, au bord d’une falaise, devant la Joconde ou les chutes du Niagara, auprès de mon acteur préféré… Et sur les clichés que je poste aussitôt sur le net, c’est : moi, et moi, et moi…
Crise de narcissisme aigu ? Symptôme d’un égoïsme surdimensionné ? Jeu quelque peu névrotique avec son image ?
L’auteur, en philosophe et en psychanalyste, y voit l’indice d’une modification radicale de notre perception du temps et de l’espace. Et surtout de notre rapport à la pensée et au langage au profit de la toute-puissance du virtuel et de l’image. Dans une société totalement bouleversée par le numérique, le selfie est le signe d’une crise d’identité.
Que va-t-il ressortir de ce « stade du selfie » qui exprime les doutes existentiels d’un sujet en mal-être ? L’auteur nous incite à nous poser la question et, plus particulièrement, celle de notre rapport au virtuel.
Introduction
Au cours d’une soirée avec des amis, l’un d’entre eux propose un tour de table avec pour thème : « Nos moments de folie. » Chacun évoque son point de rupture avec le « normal ». Vient mon tour. J’hésite à répondre. Saisissant mon esquive, ce même ami me lance : « Moi, je sais quel est ton grain de folie : le selfie ! Il suffit de voir ta page Facebook ! »
Je suis interloquée et même un peu piquée. Je ne réagis pas tout de suite. Ces paroles m’invitent dans un premier temps à réfléchir sur mon narcissisme : est-ce là un point de « folie » où se jouerait l’expression d’un ego débordant et démesuré, ou ai-je été la victime plus ou moins consentante d’un phénomène de mode incontournable ? Puis, dans un second temps, je m’aperçois que je connais peu de chose sur le « selfie », c’est à peine si j’identifie ce terme. J’en ai entendu parler comme tout le monde, mais je ne me suis jamais attardée sur ce qui apparaît pourtant comme un « phénomène » socioculturel.
Mais quand, le lendemain, je décide de pousser le questionnement plus avant, je me rends compte qu’il n’existe aucune véritable réflexion sur le sujet. C’est ainsi que je décide de partir à la conquête du selfie dans ce qu’il a à dire au-delà de ce qu’il montre, et de lever le voile sur un événement emblématique d’une société en pleine mutation.
De quoi donc parle-t-on quand on prononce le mot « selfie » ? Sur le Web, on apprend qu’il serait apparu en 2002 sur un forum en ligne australien (ABC Online), dérivé du terme anglais self, qui signifie « soi » et parfois « étant seul », auquel on aurait ajouté le suffixe argotique et affectif « ie ». De là, révolution technologique aidant, il s’est rapidement étendu au monde entier. En 2005, le designer et photographe Jim Krause lui consacrait déjà un manuel de photographies, même si ce n’est qu’en 2012 que son usage est devenu courant. En 2013, selfie a été élu « mot de l’année » dans les dictionnaires d’Oxford et, en 2015, il entre dans les dictionnaires français Larousse et en 2016 dans le Petit Robert. Désormais, impossible de faire sans.
En poursuivant mon questionnement sur le selfie, j’avance à tâtons dans une gigantesque masse d’informations. Il suffit de taper « selfie » sur Google pour que des dizaines d’articles apparaissent, sans grand rapport les uns avec les autres : de « la reine d’Angleterre qui s’invite sur un selfie », au grille-pain insolite qui imprime votre selfie sur vos tartines, en passant par « le selfie d’une ado à Auschwitz qui ne passe pas », sans oublier l’investissement exorbitant de 256 millions d’euros dans le selfie par Sony en 2014, ou encore la captation d’un instant « extraordinaire » – un couple qui se photographie au moment où un éclair tombe à quelques mètres de lui –, le selfie ne cesse de faire « le buzz ». Il en ressort qu’il s’agit d’une pratique sociale mouvante, souvent insaisissable et peu généralisable, et qui pourtant n’en finit pas de poser les mêmes questions : celles du rapport à soi, à l’image, aux autres, au monde, aux nouvelles technologies, de la relation qu’il introduit entre le sujet et l’objet, de son rôle socialisant ou ludique… Sous ses aspects divers et anodins, il est devenu l’emblème d’une société en pleine mutation, dans laquelle la jeunesse a pris le pouvoir grâce à sa maîtrise des nouvelles technologies. Il est l’indice du tournant décisif que connaît depuis quelques années notre monde avec l’arrivée de l’ère du numérique. Ainsi, il est indispensable pour comprendre le « phénomène selfie » de le replacer dans une réflexion plus globale sur ce qui se joue dans ce territoire en constante évolution qu’est le virtuel, et plus particulièrement au niveau des interactions humaines.
Il ne s’agit bien entendu pas ici de porter un regard comparatif sur le monde d’avant Internet et celui d’après. Le « mythe » du « c’était mieux avant » n’est d’aucun intérêt pour nourrir une réflexion. Ce qui en offre davantage, c’est d’observer comment une attitude au premier abord simple et spontanée peut être révélatrice de métamorphoses importantes dans le rapport que l’on entretient avec soi-même et avec les autres, et d’attirer l’attention sur des pratiques que l’on fait presque sans y penser, comme celle de tapoter sur l’écran de son mobile à longueur de journée, un peu comme si nous étions emportés quasi « malgré nous » dans le flot de la virtualité, comme si nous étions sans le vouloir les « jouets » de notre smartphone. Un constat aussi passionnant qu’inquiétant.
Ainsi, ce moment où le sujet humain a basculé par le biais du numérique dans un nouveau rapport à lui-même et au monde, on pourrait aujourd’hui l’appeler le stade du selfie, tant c’est moins, en réalité, le monde qui a changé que la perception que nous en avons, et tant ce changement de perception est illustré par l’immixtion entre lui et nous de cet objet hybride omniprésent, à la fois téléphone, écran, appareil photo et ordinateur, que nous qualifions d’« intelligent » et que nous appelons smartphone. Cet objet singulier est devenu le trait d’union entre les autres et nous, entre ce que nous ressentons et ce que nous donnons à voir, entre je et tu : dans quelle mesure est-il en train d’inaugurer une nouvelle relation entre les individus ? Surtout quand on considère qu’il se résume essentiellement à un écran, c’est-à-dire à la production d’images, et qu’il est aussi ce qui affiche une partie de moi. Et de quel moi s’agit-il ? Que dit-il de moi ? Réaliser une photo de soi et la poster sur un réseau social en attendant qu’elle soit liked entraîne-t-il une modification du rapport à soi et, plus largement, un changement en profondeur de notre moi ? Cela modifie-t-il notre lien à l’autre ?
Le selfie, qu’au Québec on traduit par « egoportrait » ou « autophoto », rassemble à lui seul tous ces questionnements et symbolise toutes ces révolutions dans lesquelles nous nous trouvons entraînés, et qui seront détaillées dans les chapitres qui suivent :
– tout d’abord, le selfie ne pouvait avoir lieu sans une révolution technologique : l’arrivée du numérique a amorcé un certain nombre de ruptures qui ont bouleversé en profondeur nos modes de vie, c’est indéniable ;
– cette évolution a entraîné une modification radicale de notre perception du monde, que l’on peut qualifier de révolution humaine, et dans laquelle deux changements majeurs peuvent être retenus : ceux de notre rapport à l’espace-temps et au langage ;
– avec le selfie, il est bien évident que c’est d’abord la « représentation de soi » qui est en jeu et qu’il impose une réflexion sur le narcissisme, sur une possible révolution moïque ;
– un tel questionnement a des répercussions dans notre rapport aux autres – à rapprocher de celles qu’amène la crise identitaire de l’adolescence –, qui entraînent une quatrième révolution, sociale et culturelle ;
– la société se transforme ainsi peu à peu en un théâtre de représentations de nos egos, un jeu dans lequel on ne peut ignorer la dimension aussi sympathique, amicale et créative du selfie, une pulsion de vie (Eros) qui traduit une révolution érotique ;
– toutefois, Eros ne va pas sans Thanatos, la pulsion de mort : le selfie a sa part d’ombre dans le poids de solitude qu’il peut dissimuler, dans ses excès morbides, il manifeste une sixième révolution, pathologique ;
– parallèlement, il peut aussi s’entendre comme une expression esthétique, une œuvre d’art, non sans que se posent autour de ces autoportraits d’un nouveau genre, dont l’intention est aussi de partager « quelque chose » de soi avec un autre, des questions sur la révolution esthétique qu’il introduit ;
– enfin, cet enchaînement de révolutions dont on ne peut encore mesurer les effets faute de recul amène à rester prudent et à envisager de poser les bases d’une « self-éthique » – une éthique du virtuel – qui penserait l’impact des développements techno-scientifiques sur nos liens humains et dans le rapport à soi. C’est là l’objet de la dernière révolution : la révolution éthique.
[1] Voir l’infographie sur l’impact environnemental d’internet sur le blog Les écoloHumanistes.
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