C’est en regardant une conférence intitulée « la comédie de la normalité » que j’ai découvert Josef Schovanec, un homme exceptionnel dont je me sens bien plus proche que de la plupart des personnes « neurotypiques ».
Josef Schovanec est philosophe, auteur, voyageur et militant pour la cause autiste.
Il déconstruit, avec beaucoup d’humour, le mythe de cette prétendue normalité et nous invite à changer de regard sur l’autisme et sur toutes les différences.
C’est avec beaucoup de plaisir que j’entame la lecture de son livre « je suis à l’Est » que je choisis de vous présenter à travers ses premières pages.
Préface
Il arrive, parfois, qu’une rencontre nous marque profondément, très au-delà de ce que nous pouvions en attendre.
C’est ce qui s’est produit, pour moi, avec Josef Schovanec.
La première fois que nous nous sommes vus, je sortais d’une conférence au musée Pompidou, à Beaubourg, il devait être 22 heures, et j’avais rendez-vous au premier étage d’un café, à une centaine de mètres du musée.
J’étais, à cette période, rapporteur d’un avis du Comité consultatif national d’éthique qui allait être rendu public – ou qui venait de l’être –, l’avis 102, « Sur la situation, en France, des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme ».
J’avais, durant l’année, rencontré des membres de nombreuses associations de familles de personnes avec autisme, et je venais d’être contacté par deux responsables d’une autre association pour discuter de la situation particulière des personnes avec syndrome d’Asperger.
Josef était là. Nous avons parlé pendant une heure.
J’ai revu Josef à plusieurs reprises. Plus je le voyais, plus je l’écoutais, plus nous parlions ensemble, et plus je découvrais un homme d’une sensibilité, d’une intelligence de cœur et d’esprit, et d’une culture extraordinaire.
Ce qui avait été une rencontre uniquement motivée par un souci de mieux connaître les obstacles que la société met à l’accès des personnes avec autisme à leurs droits fondamentaux – leur droit à la scolarisation et à une éducation adaptée, leur droit à un emploi, leur droit de vivre avec les autres, parmi les autres – était devenu une rencontre avec un homme.
Et nous avons noué de profonds liens d’amitié, Fabienne, ma femme, et moi, avec Josef.
On dit de Josef qu’il a un syndrome d’Asperger, qu’il vit avec un syndrome d’Asperger, qu’il est Asperger…
Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Nous sommes tous singuliers, quels que soient les noms que nous donnons à certaines de nos singularités. « Nommer, dit Maurice Blanchot, cette violence qui met de côté ce qui est nommé au profit de la commodité d’un nom. »
Dans Identité et violence, l’illusion d’une destinée, Amartya Sen développe une réflexion sur le risque d’enfermement des personnes dans l’une de leurs « identités ». Nous avons tous, dit Sen, des identités multiples et changeantes, au cours de notre existence et en fonction de nos relations – identités familiale, professionnelle, culturelle, biologique, philosophique, régionale, spirituelle… Et la tentation d’enfermer des personnes, ou de les laisser s’enfermer, dans l’une de ces multiples identités comme si c’était la seule constitue pour Sen la source majeure de discrimination et de violence dans le monde. Une personne, dit-il, est toujours plus, toujours autre, que ce qu’on peut – et que ce qu’elle peut elle-même – appréhender. Et c’est cette part essentielle, qui échappe à toute description, qui fait de chaque personne à la fois une personne à nulle autre pareille et l’égale de toutes les autres.
Comment découvrir la richesse et la singularité des mondes intérieurs qui nous semblent inaccessibles ?
Il y a les récits écrits par ceux qui les vivent. Je suis né un jour bleu, de Daniel Tammet : « Je suis né un mercredi. Je sais que c’était un mercredi, parce que la date est bleue, dans mon esprit, et les mercredis sont toujours bleus, comme le nombre neuf, ou le son des voix bruyantes en train de se disputer. »
Il y a La Femme qui tremble, de Siri Hustvedt : « Un jour, en mai 2006, je me suis levée sous un ciel bleu sans nuage, et j’ai commencé à parler. Dès que j’ai ouvert la bouche, je me suis mise à trembler violemment. J’ai tremblé ce jour-là, et puis j’ai tremblé à nouveau d’autres fois. Je suis la femme qui tremble. »
Des récits de courage. Il faut « oser la faiblesse, aller sans carapace, nu devant l’existence », dit Alexandre Jollien, auteur d’Éloge de la faiblesse.
Il y a le dernier livre du neurologue et écrivain Oliver Sacks, L’Œil de l’esprit, dans lequel il nous révèle que, depuis son enfance, il ne reconnaît pas les visages. Ni les lieux. Ni même son propre visage dans le miroir. Les visages et les lieux sont pour lui, depuis toujours, des labyrinthes sans fin dans lesquels il se perd.
Que nous dit, d’Oliver Sacks, cette singularité ? Les difficultés qu’il a vécues depuis l’enfance, l’incompréhension de la plupart de ceux qu’il rencontre, qui le croient méprisant ou indifférent, et le travail considérable qu’il a accompli pour compenser ce handicap. Et ceci encore : que cette incapacité à inscrire dans sa mémoire les traits des visages a peut-être contribué à l’engager dans cet extraordinaire élan vers l’autre, et dans cette quête de ce qu’Emmanuel Levinas appelait le véritable visage. Ce visage invisible, si intime que seul l’œil de l’esprit et du cœur peut s’en approcher.
Et il en est de même pour Josef.
Cette singularité est une part de ce qu’il est, sa part de vulnérabilité, mais elle est aussi sa richesse, cet immense travail qu’il accomplit sur lui-même, et la profondeur du regard qu’il porte sur le monde, sur lui-même et sur les autres. Muet, enfant, alors qu’il savait déjà lire et écrire, il a fait de l’étude des langues une passion, une éthique, qui le mène à la rencontre de l’autre, essayant de le comprendre à partir de ce qu’il a de plus intime, et tentant, aussi, de préserver le trésor si fragile qu’est chacune de ces langues dans sa singularité.
L’éthique, dit Paul Ricœur, consiste à se penser « soi-même comme un autre ». Pas se contenter de penser l’autre comme s’il était nous-même, mais avoir l’humilité de devoir s’imaginer « soi-même comme un autre », que l’on ne connaît pas, et qu’il va falloir découvrir en allant à sa rencontre. L’autre, toujours à découvrir, toujours à reconnaître, toujours à réinventer. Comme un manque, en nous, de la part de nous qui est dans tous les autres.
Josef Schovanec m’a permis, par l’intermédiaire de son regard, de découvrir une dimension de la réalité qui m’était jusque-là demeurée inconnue.
C’est un livre bouleversant. D’une exceptionnelle délicatesse, d’une extrême émotion. Un extraordinaire récit d’aventures, empli d’esprit, d’élégance, de courage, de la distance de l’humour et de la profondeur d’une culture sans frontière.
Une leçon de vie. Une leçon d’humanité.
Jean Claude AMEISEN,
médecin et chercheur,
membre du Comité consultatif national d’éthique
Avant-propos
Un soir, dans un gymnase de banlieue, une conférence est donnée par un personnage tout droit sorti d’un film de Tim Burton, grand échalas à l’allure si étrange. La voix est lente, l’accent est d’ailleurs, les mots sont précis, l’humour est féroce et la salle rit beaucoup.
Démarrant une enquête pour les besoins de mon film[1] , j’ai une connaissance de l’autisme et des autistes alors proche de zéro. Cette première rencontre avec Josef Schovanec va bousculer bien des a priori et déterminer pour une bonne part le sens de mon travail. Elle a été une révélation autant qu’une découverte. D’abord celle d’un homme brillant, plein d’esprit, à la parole ciselée et d’une humanité aussi touchante que désarmante. Ensuite la découverte de ce qui m’apparaîtra vite comme un scandale de santé publique, celui qui fait de la France l’un des pays les plus en retard dans le diagnostic de l’autisme, comme dans le traitement et l’accompagnement des personnes porteuses de ce handicap.
Atteint du syndrome d’Asperger, Josef Schovanec est resté muet jusqu’à l’âge de six ans. Ses difficultés d’élocution étaient si fortes que seul son entourage proche pouvait le comprendre. Il est même probable que sans la détermination de ses parents à ne pas accepter la thèse d’un traumatisme psychique irréversible, ce silence l’aurait conduit dans un hôpital psychiatrique et nous aurait sans doute privés à jamais d’une intelligence hors du commun.
Car cet enfant qui n’était pas jugé apte à entrer en CP, cet adolescent si souvent traité d’idiot, de taré ou de débile mental, cet homme qui a tant de mal à dire bonjour, à entrer dans un café et pour qui l’acte quotidien le plus anodin comme acheter son pain ou passer un coup de téléphone devient une source d’angoisse insurmontable est sorti diplômé de Sciences Po Paris, est aujourd’hui docteur en philosophie, parle couramment de nombreuses langues, écrit des discours et donne des conférences dans le monde entier.
Mais pour un Josef Schovanec qui a eu l’immense chance d’être entouré et a trouvé la force de ne jamais se résigner, combien de milliers d’enfants autistes non diagnostiqués avant l’âge de six ans et condamnés à une prison du silence à vie ?
Reviennent alors des bouts de notre propre mémoire, une cour d’école, un enfant seul dans un coin, étrangement habillé, silencieux, le regard fuyant, celui ou celle à qui on ne parlait pas, proie idéale des pires vexations et humiliations. Dans ce monde dont il ne comprend pas les codes, c’est en se rendant compte qu’il était le seul élève de sa classe à se faire systématiquement tabasser à la récréation que Josef Schovanec a pris conscience de sa différence.
Mais la plainte n’est jamais le registre de Josef Schovanec comme de tous les autistes que j’ai rencontrés. Leur mise à l’écart systématique de tous les lieux de vie, l’école, la bibliothèque, la piscine, l’université, l’entreprise, crée d’immenses souffrances, mais jamais de rancœur. Jamais d’agressivité. Au contraire, une curiosité, une extrême et même délicate attention à l’autre, dans une franchise et une candeur souvent désarmantes. Comme des mots d’adultes sur des attitudes d’enfants.
Josef Schovanec a fait de son handicap un atout. Personnalité très attachante, il n’oublie jamais d’où il vient. Cet homme qui se sent apatride les jours de déprime et citoyen du monde les jours où ça pétille nous délivre ici une magnifique leçon d’humanité.
Sophie RÉVIL,
productrice
[1] Le Cerveau d’Hugo, documentaire-fiction coproduit avec France 2.
En guise d’introduction
Pourquoi les livres ont-ils souvent une introduction ? Je n’en sais rien. J’ai participé, fin 2008, à un colloque à l’université de Tallinn entièrement consacré au sujet. Et, à vrai dire, je n’en sais pas davantage depuis ! Mais, alors que j’écris les premières lignes de ce livre, le souvenir de ce déplacement dans cette partie du monde m’envahit comme une forme d’introduction vivante : une nuit glaciale de décembre à peine interrompue par quelques lueurs du midi, une langue non indo-européenne si intrigante, toute une découverte qui allait donner naissance à un deuxième voyage, un peu plus long, et à de nombreux autres. Aujourd’hui, à l’heure où mes pas me mènent ailleurs, par-dessus les images des trottoirs de la vie, je vois toujours et encore celles de la vieille ville de Tallinn, des paysages de Livonie et de Courlande. Un rêve telle une petite histoire de l’autisme en quelque sorte imprévue, inhabituelle, bref, vécue.
(Dé) finissons avec l’autisme
Avec l’introduction, les ouvrages doivent se livrer à un autre exercice : définir leur sujet. Ou objet, je me perds toujours entre les deux termes, explications et étymologies ne m’étant d’aucun secours. Quoi qu’il en soit, comment pourrais-je définir l’autisme ? À renfort de citations issues de manuels médicaux ? De grandes affirmations péremptoires ? Une fois encore, je ne sais pas. Je peux tout au plus tenter d’avoir recours à la petite histoire, aux petites histoires des gens. N’est-ce pas, après tout, ainsi que, sous la plume d’Hérodote, naquit ce que nous nommons la grande histoire ? Laquelle, prenant un « H » majuscule, bientôt affublée de -ismes, allait déboucher sur une machine à traquer l’anormal, là où le natif d’Halicarnasse devenu athénien d’adoption voulait narrer les vies, sérieuses et invraisemblables, de tous, des Grecs comme des Barbares. Curiosité qui lui valut durant des siècles une réputation de simple d’esprit.
Commençons par-là précisément. L’autiste est avant tout, d’après un consensus général, un benêt. Ou plutôt un demeuré. Une « personne avec un handicap mental », quand le discours doit paraître érudit. « Personne en situation de handicap mental » pour les plus raffinés, en attendant une formulation encore plus longue, qui ne saurait tarder à apparaître sur la Toile. Une andouille, un crétin, un taré, dès lors que la loi de la chaumière reprend sa primauté sur celle de la blouse blanche. Sans même évoquer les termes de la cour de récréation, une évocation d’autant plus inutile que, dans le fond de son cœur, chacun aura formulé ces termes en premier.
Tant d’histoires pourraient être contées à ce propos. Chaque jour en apporte de nouvelles. Je dois l’avouer : de l’avis de ceux qui me rencontrent pour la première fois, je suis idiot. Profondément idiot. On m’a dit que mon seul espoir en pareilles circonstances était de ne pas ouvrir la bouche, et d’espérer que l’autre remarque mon regard, qui, paraît-il, refléterait encore quelques traces d’activité neuronale intelligente. Car je parle en idiot. Trop lentement. Avec de forts accents étrangers – l’une de mes petites joies est d’ailleurs d’écouter les gens essayer de deviner quelle est mon origine, laquelle va de la Bretagne à la Poldévie orientale, en passant bien sûr par le Luxembourg, la Roumanie ou autres régions reculées de Suisse aux patois proto-rétro-rhéto-alémanico-romanches indéfinissables. Certains, que je connais pourtant depuis des années, pensent toujours que je leur ai menti, et que je ne serais né ni en France ni à Hawaii comme Obama, mais en quelque localité orientale ; mais ils me pardonnent volontiers ce petit mensonge sur mes origines que nulle preuve, nul acte de naissance ne peuvent réfuter, et c’est à mes yeux le principal. Ces petits voyages virtuels ne sont pas le seul avantage de mon idiotie : d’aucuns sont étrangement gentils avec moi. Telle caissière m’explique, parlant lentement pour que je comprenne, comment prendre le sachet avec les articles qu’elle a gentiment mis dedans. Dans tel aéroport, des employés me tiennent compagnie jusqu’à mon entrée dans l’avion, sans explication.
Mais la langue n’est pas seule en cause. Mes gestes sont inadaptés. Rien à faire. Un ami, réalisateur de films et figure de la vie culturelle parisienne, m’a avoué que j’étais parfait tant que je ne bougeais pas. Là encore, chacun l’explique comme il peut. Beaucoup pensent que je suis membre du clergé. Dix fois par an, on me demande si je suis curé. Face à mes dénégations, on se rabat parfois sur séminariste. Las, je suis loin d’une telle sainteté. Des amis juifs, quant à eux, me soupçonnent d’être soit rabbin, soit en passe de le devenir. On me fait remarquer que, élève d’une école talmudique, je me devrais de porter la kippa. Une ancienne camarade de classe m’a rapporté qu’à l’issue d’un conciliabule de couloir avec la prof, on avait conclu que j’étais plus juif que juif, mais sans le savoir. D’autres ont une explication différente : je suis homosexuel. C’est évident. Il suffit de regarder comment je marche. Si je me rends un jour en Arabie Saoudite, il faudra donc que je fasse attention. Que j’apprenne à marcher comme un pingouin. Quitte à être expulsé vers de plus rafraîchissantes latitudes ?
Il m’arrive de parler, malgré tout. D’évoquer l’autisme. Alors, immédiatement, certains inversent leur stance. D’idiot, je deviens petit génie. Ce qui, en dernière instance, revient psychologiquement au même, aptitude à l’extraction de racines treizièmes exceptée. Les gens lèvent la tête et me regardent quand je dis que je suis un ancien de Sciences Po Paris. Et docteur en philosophie. Certains, là encore, ne le croient pas.
Faut-il s’en offusquer ? Fustiger la méconnaissance, certes dramatique, de l’autisme ? Pleurer le délabrement de la société ? J’y vois plutôt autant de facettes d’une personne, autiste ou non, bien que je sois ici plutôt appelé à parler de la première épithète. Et de songer à cette phrase d’un personnage peu connu en France, Saul Alinsky : « Un type m’a dit un jour que j’étais un marxiste, financé par l’Église catholique romaine et l’Église presbytérienne, et qui reprenait les méthodes du gang d’Al Capone… Remarquez, je trouve le mélange intéressant. »
Samarkand, sur la route des soi(e)s,
le 11 septembre 2012
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Une réflexion sur « La comédie de la normalité »