Après le bilan écologique accablant des green tech, je partage un deuxième extrait du livre La guerre des métaux rares dans lequel Guillaume Pitron nous explique les difficultés liées au recyclage des métaux rares.
Les promesses déçues du recyclage
À moins que la sobriété énergétique ne soit rendue possible par le recyclage des métaux rares à grande échelle, lequel atténuerait dès lors les impacts écologiques de leur exploitation ?
L’idée est si séduisante que les Japonais ont commencé à la mettre en œuvre. Dans le quartier d’Adachi, dans le nord de Tokyo, un ballet de camionnettes bleutées vient perturber la quiétude de cet après-midi de l’automne 2011. L’éboueur Massaki Nakamura entreprend une tournée consacrée à la collecte des déchets électroniques : vieilles consoles de jeu, téléphones mobiles, écrans de télévision… Le tout est entassé à l’arrière d’un pick-up. Sa tournée terminée, M. Nakamura va déverser sa récolte à quelques encablures de là, dans la décharge d’une entreprise de tri et de recyclage, Kaname Kogyo. Voici d’ailleurs son président, Matsuura Yoshitaka, complet sombre et cravate assortie, en train d’enjamber les monticules de petit électroménager que ses employés trient avec minutie. « De nos jours, les gens jettent tous ces appareils sans trop y réfléchir, observe-t-il entre deux crissements, ceux des métaux passant de benne en benne. Or ils contiennent beaucoup de métaux rares ! »
La mondialisation nous plonge décidément dans une époque formidable : elle a rendu les pays occidentaux tellement prospères que nous sommes même devenus riches de nos déchets, qu’ils soient alimentaires, de maison, industriels, nucléaires ou électroniques. Nous sommes passés d’un monde – pas si lointain – où nos grands-parents tentaient encore de surmonter les privations quotidiennes à une civilisation nouvelle qui ne sait que faire des immenses surplus qu’elle produit. Nous nous creusons la tête pour savoir non plus comment gérer nos marchandises à consommer, mais comment stocker nos produits déjà consommés 27. À commencer par les rebuts métalliques : chaque année, en France, un habitant produit en moyenne jusqu’à 23 kilos de déchets électroniques 28. Et, dans le monde, ceux-ci s’accroissent chaque année à une vitesse affolante : 20 % de hausse rien qu’au cours des trois dernières années 29.
Jusqu’à maintenant, les industriels se contentaient de recycler les grands métaux, avec un certain succès : plus de 50 % de l’or, de l’argent, de l’aluminium ou du cuivre sont déjà retraités dans le monde 90. Mais personne ne s’était vraiment intéressé aux petits métaux, plus discrets. En cela, le Japon a franchi une étape importante : il a pris conscience avant tout le monde que les milliers de « mines urbaines » (les décharges de produits électroniques) éparpillées dans l’archipel regorgent de terres rares 91. Par exemple, chacun des deux cents millions de smartphones usagés que compterait le Japon contient quelques dixièmes de gramme de métaux rares qu’il est possible d’isoler. Au total, trois cent mille tonnes de terres rares dormiraient à travers le pays – de quoi assurer son autosuffisance pour les trois prochaines décennies.
Cette politique stimule une économie circulaire des déchets électroniques des plus innovantes (consulter l’annexe 10 sur le cycle de vie des métaux). De vastes campagnes de collecte sont organisées afin que les 650 000 tonnes de petit électronique jetées chaque année à travers le pays retournent dans les circuits de consommation. La mobilisation est telle que même des stars virtuelles – vénérées au Japon – ont été engagées. Courtement vêtue, entonnant un refrain gracile sur fond de dessins mangas représentant des « Keitaï » (des téléphones portables), la chanteuse Hatsune Miku a pour mission de convaincre ses compatriotes qu’ils sont assis sur un pactole.
Mais la collecte ne suffit pas : Tokyo a aussi investi des centaines de millions de dollars dans des programmes scientifiques visant à remplacer certains métaux par d’autres 92 et à diminuer les quantités de terres rares contenues dans les aimants 93.
À la suite du Japon, plusieurs États occidentaux commencent à prendre le pli. Citons l’exemple de l’armée américaine, grande consommatrice de métaux rares. Il existe, aux abords de la ville de Tucson, dans l’Arizona, des entrepôts militaires truffés de milliers d’avions hors d’usage. Ceux-ci recèleraient des tonnes d’aimants de terres rares que les généraux ne savent pas extraire ni réutiliser 94. Plus grave : à mesure qu’elle se retirait d’Afghanistan, l’armée la plus puissante du monde aurait abandonné six milliards de dollars d’équipements militaires bourrés d’aimants – laissant n’importe quel ennemi en disposer comme il l’entend 95… Aux États-Unis, beaucoup ont mesuré l’ampleur de ce nouveau défi et proposent de munir les soldats de manuels leur expliquant comment extraire les produits contenant des terres rares des équipements avant de lever le camp.
Pour les industriels, c’est une autre paire de manches, car l’économie circulaire induit un renversement complet des chaînes d’approvisionnement traditionnelles. En effet, elle n’exige plus seulement de connaître ses fournisseurs habituels de matières premières, en amont de la chaîne de fabrication d’un produit, mais de localiser aussi les utilisateurs à qui ces produits ont été vendus, en aval du cycle de consommation. Selon ce schéma, les firmes Apple et H&M, qui savent déjà où se procurer les minerais de terres rares et les balles de coton, doivent dorénavant tracer les milliards d’iPhones et de vieux jeans qui se sont éparpillés aux quatre coins du monde. En d’autres termes, l’expéditeur et le destinataire intervertissent leurs rôles 96.
Parvenir au même résultat en faisant les choses à l’envers : pour beaucoup, c’est une révolution copernicienne… Cependant, à cette condition, les métaux recyclés pourraient représenter une part croissante des approvisionnements. Nous entrevoyons peut-être le futur des métaux rares. Dans ce monde d’après, les grandes puissances minières ne seront pas les États qui concentreront les plus fabuleux gisements de minerais, mais ceux qui disposeront des poubelles les plus prodigieuses. Nous dessinerons des cartes au trésor recensant les plus grosses montagnes de rebuts, avec des mentions spéciales pour les décombres « de classe mondiale », comme on désigne aujourd’hui certains gisements. Nos poubelles seront un pactole convoité.
Ainsi, le Japon n’extrait pratiquement pas un gramme de métaux rares de son sous-sol, mais, en imposant sa prééminence dans l’économie circulaire de ces métaux, il pourrait – qui sait ? – se muer en puissance exportatrice et rendre d’autres nations dépendantes de ses procédés de récupération. Il existerait donc bien une géopolitique du recyclage – du moins le Japon en est-il fermement persuadé. Et puis on peut aisément imaginer les fabuleux progrès écologiques d’un mode de production qui aurait pour effet de limiter l’exploitation des mines et de diminuer l’exportation de vieux téléviseurs vers les décharges électroniques du Ghana ou du Nigeria.
Si cette ambition tient la route sur le papier, elle se révèle fort complexe à mettre en œuvre. En effet, les métaux rares présentent une différence majeure avec les grands métaux traditionnels tels que le fer, l’argent ou aluminium : ils n’entrent pas à l’état pur dans la composition des technologies vertes. Les industriels de la transition énergétique et numérique sont de plus en plus friands d’alliages pour concevoir leurs produits. En fusionnant plusieurs métaux, ils parviennent à créer des matériaux dits « composites », aux propriétés démultipliées par rapport aux métaux « simples ». Tout le monde sait par exemple que l’assemblage du fer et du carbone produit l’acier, sans lequel la tour Eiffel ne tiendrait pas debout. De même, une partie du fuselage d’un Airbus A380 est composée de GLARE (Glass Laminate Aluminium Reinforced Epoxy), un matériau robuste à base d’aluminium et de fibres de verre qui allège l’aéronef. Quant aux aimants contenus dans les moteurs des éoliennes et des véhicules électriques, ils sont un panaché de fer, de bore et de terres rares qui permet d’optimiser leur puissance.
Bétons translucides, briques en papier, gels isolants, bois renforcés… Nous sommes dorénavant envahis de nouveaux matériaux qui transforment les propriétés de la matière. Ces alliages sont si prometteurs que les technologies vertes vont s’en trouver de plus en plus tributaires. Or, comme leur nom le dit bien, il va falloir, au moment de leur recyclage, « dés-allier » les matières premières.
En ce qui concerne les métaux rares, de nombreuses technologies existent déjà pour ce faire. Celle de Toru Okabe, par exemple. Dans son atelier de l’université de Tokyo, ce chercheur expose le fonctionnement de sa dernière invention : un four à haute température utilisant du sel de montagne prélevé sur les hauts plateaux boliviens. « Les terres rares sont séparées des autres métaux grâce au sel, et on peut ainsi les récupérer », explique-t-il au milieu d’un méli-mélo de fils électriques, de tuyaux et de thermomètres.
À première vue, le recyclage d’un alliage n’est pas des plus simples. Revenons à la métaphore du pain. Si le boulanger veut éviter de jeter la boule de pain restée sur son étal, il va lui falloir tenter de séparer les ingrédients qui ont été préalablement assemblés – un processus d’une complexité folle, chronophage, énergivore. Le procédé n’est pas beaucoup plus aisé avec les aimants de métaux rares contenus dans les éoliennes, les voitures électriques ou les smartphones : pour dissocier les terres rares des autres métaux, les industriels doivent recourir à des techniques longues et coûteuses, employant force produits chimiques.
Il en va du recyclage comme des affaires matrimoniales : tout divorce a un prix. « La technologie que je vous présente est vraiment prometteuse, mais, en termes de coût, ce n’est pas du tout rentable », admet Toru Okabe. Les métaux rares contenus dans les décharges japonaises sont donc des trésors qu’aucun modèle économique ne permet, à ce jour, de récupérer. Le problème des industriels est bien la cherté de la récupération des métaux rares – un coût aujourd’hui supérieur à leur valeur. Le prix des métaux recyclés pourrait être compétitif si les cours des matières premières étaient eux-mêmes élevés. Las ! Ils sont structurellement bas depuis fin 2014 97.
Par conséquent, à l’heure actuelle, aucun industriel n’a intérêt à recycler le premier gramme de métaux rares. Il est infiniment moins cher de s’en procurer à la mine que de se lancer à l’assaut des poubelles électroniques. Ainsi, 18 des 60 métaux les plus utilisés dans l’industrie sont recyclés à plus de 50 % 98. Trois de plus le sont à plus de 25 % 99, et trois autres au-delà de 10 % 40. Pour les 36 métaux restants, le taux de recyclage est inférieur à 10 % 41. Et, pour des métaux rares tels que l’indium, le germanium, le tantale, le gallium et certaines terres rares, il varie de zéro à 3 % seulement 42 (consulter le tableau récapitulatif des taux de recyclage des métaux rares, annexe 7). Pour les industriels, atteindre un jour le seuil de 10 % de terres rares recyclées, comme l’espère le groupe électronique japonais Hitachi 43, constituerait donc une sacrée prouesse. Cela n’empêchera pas que les volumes de métaux recyclés resteront insuffisants par rapport à nos besoins. Même le recyclage à près de 100 % du plomb n’a pas eu raison de son extraction minière, puisque les besoins vont toujours croissant 44. L’enfer est décidément pavé de bonnes intentions…
Retour à l’envoyeur
Les industriels en conviennent pourtant : une façon de rentabiliser le recyclage des métaux rares serait d’accumuler des volumes de déchets suffisamment importants pour générer des économies d’échelle. Or ceux-ci, bien qu’irrécupérables, n’ont pas fini de voyager… Les tours de Manhattan se dressent avec majesté de l’autre côté de la baie de Newark, dans l’État du New Jersey : c’est là que se concentrent un grand nombre de sociétés américaines de recyclage de déchets électroniques – ou plutôt d’export… Car leur proximité avec les ports de la côte n’a pas échappé à Lauren Roman, militante au sein de l’association américaine Basel Action Network. Depuis plusieurs années, elle sillonne le New Jersey pour photographier les numéros de suivi inscrits sur les conteneurs chargés de déchets informatiques. Cette référence lui permet ensuite de retracer leur cheminement à travers le monde.
L’écrasante majorité des industriels du recyclage ont l’obligation de traiter les déchets électroniques dans le pays où ils sont collectés. C’est tout l’enjeu de la convention de Bâle 45. Adoptée en 1989, celle-ci prohibe le transfert de ces déchets considérés comme dangereux, car ils recèlent souvent des métaux lourds et toxiques, des pays développés vers des États moins regardants sur les standards environnementaux 46. Elle a été ratifiée à ce jour par 185 pays, mais une poignée s’y sont refusés – dont les États-Unis. Les recycleurs américains sont donc encouragés à exporter ces déchets électroniques inutilisables. Après des années d’enquête, Lauren Roman est d’ailleurs formelle : 80 % des déchets électroniques produits aux États-Unis sont expédiés vers l’Asie.
Cette situation n’est pas propre aux États-Unis. Les recycleurs japonais exportent eux aussi leurs déchets électroniques à destination de la Chine, alors même que le Japon est signataire de la convention de Bâle. Un commerce trouble de la récupération a pignon sur rue, celui des Kaitori, qui contournent les réglementations internationales en chargeant les conteneurs de vieux matériels estampillés « Aide humanitaire ».
L’Europe ne fait pas mieux : un nombre incalculable de véhicules bourrés de terres rares quittent les docks d’Amsterdam sous le label « Occasion ». Et cette déperdition vaudrait aussi pour 50 % des catalyseurs hors d’usage, de gigantesques stocks de batteries d’éoliennes, plus de 50 % des cartes électroniques usagées et un million de tonnes de cuivre par an. Europol a eu beau classer, en 2013, le commerce illicite de déchets parmi les principales menaces à l’environnement 47, rien n’y fait : les autorités européennes estiment que jusqu’à 1,3 million de tonnes de déchets électroniques seraient exportées chaque année de notre continent vers l’Afrique et l’Asie 48.
La Chine est une importante destination de ces déchets électroniques. La main-d’œuvre y est si peu chère que le coût du recyclage est jusqu’à dix fois moindre que dans les pays développés 49. Quant aux aimants qu’ils ne peuvent pas recycler à des coûts satisfaisants, nos interlocuteurs chinois prétendent les stocker en attendant le jour où un modèle économique viable permettra de les réutiliser – sans qu’il soit possible de vérifier leurs dires…
Que pouvons-nous conclure ?
Les énergies dites « propres » nécessitent le recours à des minerais rares dont l’exploitation est tout sauf propre. C’est même un cauchemar environnemental où se côtoient – pour ne citer qu’eux – rejets de métaux lourds, pluies acides et eaux contaminées. Autrement dit, pour faire du propre, il faut faire du sale. Mais nous feignons de l’ignorer, puisque nous refusons d’apprécier l’ensemble du cycle de fabrication des éoliennes et des panneaux solaires. « Il ne faut plus se contenter d’apprécier les produits finis qui sont verts, sains et non polluants, mais examiner si le processus d’extraction de leurs composants et celui de leur fabrication industrielle sont respectueux ou non de l’environnement », souligne l’activiste environnemental chinois Ma Jun.
Ces mêmes énergies – que l’on appelle également « renouvelables », puisqu’elles captent des sources dont nous pouvons disposer à l’infini, tels les rayons solaires ou la force du vent et des marées – se fondent sur l’exploitation de matières premières qui, elles, ne sont pas renouvelables. Les richesses du sous-sol sont finies, et le temps nécessaire à leur formation, qui se compte en milliards d’années, pourrait ne pas permettre de faire face à l’accroissement exponentiel de nos besoins – nous y reviendrons.
Ces énergies – encore qualifiées de « vertes » ou de « décarbonées », car elles nous permettent de nous désaccoutumer des énergies fossiles – reposent en réalité sur des activités génératrices de gaz à effet de serre. Il faut des quantités considérables d’énergie issue des centrales électriques pour exploiter une mine, raffiner les minerais, puis les acheminer vers un centre de production où ils seront incorporés dans une éolienne ou un panneau solaire. N’y a-t-il pas une ironie tragique à ce que la pollution qui n’est plus émise dans les agglomérations grâce aux voitures électriques soit simplement déplacée dans les zones minières où l’on extrait les ressources indispensables à la fabrication de ces dernières ? En ce sens, la transition énergétique et numérique est une transition pour les classes les plus aisées : elle dépollue les centres-villes, plus huppés, pour mieux lester de ses impacts réels les zones plus miséreuses et éloignées des regards. Or comment agir quand on ne sait pas qu’il y a un problème ? Notre nouveau modèle énergétique est donc terriblement pernicieux : autant les acteurs de l’économie du carbone ne pouvaient nier qu’ils polluaient, autant la nouvelle économie verte, tout en salissant, se cache derrière le discours vertueux de la responsabilité envers les générations futures.
Les technologies dont de nombreux milieux écologistes vantent la capacité à nous sortir du nucléaire reposent sur des matériaux (les terres rares et le tantale) dont l’exploitation génère de la radioactivité. Les métaux rares ne sont pas radioactifs en eux-mêmes, mais l’activité qui consiste à les séparer d’autres minerais radioactifs auxquels ils sont naturellement associés dans la croûte terrestre, comme le thorium ou l’uranium, produit des radiations dans des proportions non négligeables. La radioactivité autour du réservoir toxique de Baotou et au fond des mines de Bayan Obo est, aux dires des experts, deux fois supérieure à celle enregistrée à Tchernobyl aujourd’hui 50. Et, dans des conditions normales d’exploitation, les déchets générés, bien qu’ils présentent un taux de radioactivité faible selon les standards de l’Agence internationale de l’énergie atomique, nécessitent d’être isolés pendant plusieurs centaines d’années 51.
Pour accélérer la transition énergétique et numérique, des esprits sympathiques voudraient transposer le concept des boucles locales, notamment à l’œuvre en matière de produits alimentaires, aux circuits de distribution de l’énergie. Les écoquartiers, tel celui de Vauban, dans la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau, se targuent ainsi de consommer une énergie propre produite de plus en plus localement. Mais qui a songé à additionner les milliards de kilomètres parcourus par les métaux rares sans lesquels ces faubourgs verts ne pourraient exister ? « Sur le plan conceptuel, ce truc écolo se tient. Mais, en pratique, on aboutit à quelque chose de complètement perverti », s’inquiète un expert français.
Certaines technologies vertes sur lesquelles se fonde notre idéal de sobriété énergétique nécessitent en réalité, pour leur fabrication, davantage de matières premières que des technologies plus anciennes. « Un futur fondé sur les technologies vertes suppose la consommation de beaucoup de matières, relève un rapport de la Banque mondiale, et, faute d’une gestion adéquate, celui-ci pourrait ruiner […] les objectifs de développement durable 52. » À nier cette réalité, nous pourrions bien parvenir au résultat inverse à celui recherché par l’accord de Paris sur le climat, voire nous retrouver à court de ressources exploitables, puisqu’un monde à 7,5 milliards d’individus va consommer, au cours des trois prochaines décennies, davantage de métaux que les cinq cents générations qui nous ont précédés.
Enfin, le recyclage des métaux rares dont dépend notre monde plus vert n’est pas aussi écologique qu’on le dit. Son bilan environnemental risque même de s’alourdir à mesure que nos sociétés produiront des alliages plus variés, composés d’un nombre plus élevé de matières, dans des proportions toujours plus importantes. Les industriels de la transition énergétique et numérique vont dès lors devoir affronter une contradiction fondamentale : leur quête d’un monde plus durable pourrait, en pratique, fortement limiter l’émergence de nouveaux modèles de consommation plus sobres, fondés sur les principes de l’économie circulaire. Et les générations futures diront peut-être de nous : « Nos ancêtres du XXIesiècle ? Ah oui ! ce sont ces types qui ont sorti les métaux rares d’un trou pour les remettre dans un autre trou. »
Dans le monde des matières premières, ces observations relèvent le plus souvent de l’évidence ; pour l’immense majorité d’entre nous, en revanche, elles sont tellement contre-intuitives qu’il va certainement nous falloir de longues années avant de bien les appréhender et les faire admettre. Ce jour-là, nous nous retournerons sur des décennies d’illusions et de mystifications. Nous réécouterons les avertissements de Carlos Tavares, le patron de PSA, prononcés lors du Mondial de l’automobile de Francfort, en septembre 2017, à propos des effets néfastes de l’électromobilité sur l’environnement : « Si on nous donne instruction de faire des véhicules électriques, il faut aussi que les administrations et les autorités assument la responsabilité scientifique. Parce que je ne voudrais pas que dans trente ans on ait découvert les uns ou les autres quelque chose qui n’est pas aussi beau que ça en a l’air sur le recyclage des batteries, l’utilisation des matières rares de la planète ou sur les émissions électromagnétiques de la batterie en situation de recharge 53. »
Un « Electricgate » éclatera peut-être et donnera lieu, comme pour le scandale du « Dieselgate », à des actions judiciaires d’ampleur mondiale. Nous nous demanderons comment nous avons pu nous aveugler aussi longtemps face à la multiplication des évidences. Nous admettrons que le consensus qui s’était cristallisé entre les milieux économiques et politiques, soutenus de surcroît par de nombreuses associations environnementales, rendait toute contradiction inaudible. Peut-être nous dirons-nous aussi que les énergies nucléaires sont finalement moins néfastes que les technologies que nous avons voulu leur substituer et qu’il est difficile d’en faire l’économie dans nos mix énergétiques.
Il nous faudra alors concevoir de nouvelles technologies, que d’aucuns qualifieront sans aucun doute de « technologies miracles », destinées à corriger les immenses problèmes qu’aura causés cette marche insouciante vers un monde plus vert.
Et n’allons pas incriminer les seuls Chinois, Congolais ou Kazakhs ! Les Occidentaux ont directement enfanté cette situation en laissant sciemment les pays les plus irresponsables inonder le reste du monde en métaux sales.
Extrait de La guerre des métaux rares La face cachée de la transition énergétique et numérique de Guillaume Pitron
Transition énergétique, révolution numérique, mutation écologique… Politiques, médias, industriels nous promettent en chœur un nouveau monde enfin affranchi du pétrole, des pollutions, des pénuries et des tensions militaires. Cet ouvrage, fruit de six années d’enquête dans une douzaine de pays, nous montre qu’il n’en est rien !
En nous émancipant des énergies fossiles, nous sombrons en réalité dans une nouvelle dépendance : celle aux métaux rares. Graphite, cobalt, indium, platinoïdes, tungstène, terres rares… ces ressources sont devenues indispensables à notre nouvelle société écologique (voitures électriques, éoliennes, panneaux solaires) et numérique (elles se nichent dans nos smartphones, nos ordinateurs, tablettes et autre objets connectés de notre quotidien). Or les coûts environnementaux, économiques et géopolitiques de cette dépendance pourraient se révéler encore plus dramatiques que ceux qui nous lient au pétrole.
Dès lors, c’est une contre-histoire de la transition énergétique que ce livre raconte – le récit clandestin d’une odyssée technologique qui a tant promis, et les coulisses d’une quête généreuse, ambitieuse, qui a jusqu’à maintenant charrié des périls aussi colossaux que ceux qu’elle s’était donné pour mission de résoudre.
Journaliste pour Le Monde Diplomatique, Géo ou National Geographic (il est notamment lauréat de l’édition 2017 de Prix Erik Izraelewicz de l’enquête économique, créé par Le Monde), Guillaume Pitron signe ici son premier ouvrage. La géopolitique des matières premières est un axe majeur de son travail. Il intervient régulièrement auprès du parlement français et de la Commission européenne sur le sujet des métaux rares.
Métaux rares: la face cachée de la transition énergétique
A lire : Les métaux rares 1/2