Par cette lettre d’Hermann Hesse à un jeune artiste, je commence une nouvelle rubrique intitulée « Aux jeunes ». J’y partagerai des lettres, des extraits de livres et des films. Il y sera question de créativité et d’art. Cette rubrique ne s’adresse pas seulement aux artistes mais aux jeunes (en âge ou en pensée) et à tous ceux qui tentent de donner un sens à leurs activités.
Lettre à un jeune artiste
A un jeune artiste
5 janvier 1949
Cher J. K.,
Merci pour ton message de Nouvel An. Il est triste et déprimé et je ne comprends cela que trop bien.
Cependant, il y a aussi cette phrase où tu te dis hanté par l’idée qu’un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n’avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche.
Voilà qui est encourageant malgré tout, car c’est littéralement vrai et je te prie de te rappeler et de méditer de temps en temps les quelques remarques que je vais faire à ce sujet. Ces réflexions ne sont pas de moi, elles sont vieilles comme le monde et appartiennent à ce que les hommes ont exprimé de plus positif sur eux-mêmes et sur leur mission.
Ce que tu fais dans la vie, je veux dire non seulement comme artiste, mais aussi en tant qu’homme, époux et père, ami, voisin, etc., tout cela s’apprécie en fonction du «sens» éternel du monde et ,d’après les critères de la justice éternelle, non par référence à quelque mesure établie, mais en appliquant à tes actes ta propre mesure, unique et personnelle. Quand
Dieu te jugera, il ne te demandera pas : «As-tu été un Hodler, un Picasso, un Pestalozzi, un Gotthelf ? » Il te demandera en revanche : «As-tu été et es-tu réellement le J. K. en vue duquel tu as hérité certaines dispositions?» Questionné de la sorte, aucun homme n’évoquera jamais sans honte et sans effroi son existence et ses errements; tout au plus pourrat-il répondre: «Non, je n’ai pas été cet homme, mais je’ me suis du moins efforcé de le devenir dans la mesure de mes forces.» Et s’il peut le dire sincèrement, il sera alors justifié et sortira vainqueur de l’épreuve.
Si tu es gêné par des images telles que «Dieu» ou «juge éternel», tu peux tranquillement les laisser de côté, car elles importent peu. La seule chose qui compte, c’est le fait que chacun de nous est le dépositaire d’un héritage et le porteur d’une mission. Chacun de nous a hérité de son père et de sa mère, de ses nombreux ancêtres, de son peuple, de sa langue certaines particularités bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, certains talents et certains défauts, et tout cela mis ensemble fait de nous ce que nous sommes, cette réalité unique dénommée J. K. en ce qui te concerne. Or, cette réalité unique, chacun de nous doit la faire valoir, la vivre jusqu’au bout, la faire parvenir à maturité et finalement la restituer dans un état de perfection plus ou moins avancé. A ce propos, on peut citer des exemples qui laissent une impression ineffaçable et qu’on trouve en abondance dans l’histoire universelle et l’histoire de l’art. Ainsi, comme on le voit dans beaucoup de contes de fées, il y a souvent un personnage qui est l’idiot de la famille, le bon à rien, et il se trouve que c’est à lui qu’incombe le rôle principal et c’est précisément sa fidélité à sa propre nature qui fait paraître médiocres, par comparaison, tous les individus mieux doués que lui et favorisés par le succès.
C’est ainsi qu’au commencement du siècle dernier vivait à Francfort la famille Brentano, riche en individualités supérieurement douées. Sur la vingtaine d’enfants qu’elle comptait alors, deux sont célèbres aujourd’hui encore: les poètes Clemens et Bettina Brentano. Eh bien, ces nombreux frères et sœurs étaient tous des gens très doués, intéressants, supérieurs à la moyenne, des esprits étincelants, des talents de premier ordre. Seul l’aîné était et demeura simple d’esprit et passa toute sa vie dans la maison paternelle, paisible génie du foyer dont on ne pouvait rien faire. Catholique, il observait tous les devoirs de la piété. En tant que fils et frère, il se montrait patient et débonnaire et, au milieu de la joyeuse et spirituelle bande de ses frères et sœurs où l’excentricité se donnait souvent libre cours, il devint toujours plus le centre silencieux et calme de la famille, une sorte d’étrange joyau domestique d’où rayonnaient la paix et la bonté. Ses frères et sœurs parlent de ce simple d’esprit, de cet être infantile, avec un respect, une affection qu’ils ne témoignent à personne d’autre. Donc, à lui aussi, à ce bêta, à cet idiot, il avait été donné d’avoir un sens et une charge, et il les avait assumés d’une manière plus complète que tous ses brillants frères et sœurs.
Bref, lorsque quelqu’un éprouve le besoin de justifier sa vie, ce n’est pas le niveau général de son action, considérée d’un point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui a été donnée, s’exprime aussi sincèrement que possible dans son existence et dans ses activités.
D’innombrables tentations nous détournent continuellement de cette voie; la plus forte de toutes est celle qui nous fait croire qu’au fond, on pourrait être quelqu’un de tout à fait différent de celui que l’on est en réalité et l’on se met à imiter des modèles et à poursuivre des idéaux qu’on ne peut et ne doit pas égaler ni atteindre. C’est pourquoi la tentation est particulièrement forte pour les personnes supérieurement douées, chez qui elle présente plus de dangers qu’un simple égoïsme avec ses risques vulgaires parce qu’elle a pour elle les apparences de la noblesse d’âme et de la morale.
À un certain moment de sa vie, tout jeune garçon a rêvé de conduire une voiture à cheval ou une locomotive, d’être chasseur ou général et, plus tard, de devenir un Goethe ou un don Juan; c’est une tendance naturelle, inhérente au développement normal de l’individu et un moyen de faire sa propre éducation: l’imagination, pour ainsi dire en tâtonnant, prend contact avec les possibilités du futur.
Mais la vie ne satisfait pas ces désirs et les idéaux de l’enfance et de la jeunesse meurent d’eux-mêmes. Néanmoins, on continue à souhaiter faire des choses pour lesquelles on n’est pas fait et l’on se tracasse pour imposer à sa propre nature des exigences qui la violentent. C’est ainsi que nous agissons tous. Mais en même temps, dans nos moments de lucidité intérieure, nous sentons toujours davantage qu’il n’existe pas de chemin qui nous conduirait hors de nous-mêmes vers quelque chose d’autre, qu’il nous faut traverser la vie avec les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles et il nous arrive alors parfois de faire quelque progrès, de réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables et pour un instant, sans hésiter, nous nous approuvons nous-mêmes et nous sommes contents de nous. Bien sûr, ce contentement n’a rien de durable; cependant, après cela, la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d’autre qu’à se sentir croître et mûrir naturellement. C’est à cette seule condition que l’on peut être en harmonie avec le monde et s’il nous est rarement accordé, à nous autres, de connaître cet état, l’expérience qu’on en peut faire sera d’autant plus profonde.
En rappelant la mission confiée à tout individu et qui diffère pour chacun d’eux, je ne dois pas oublier que je ne songe pas du tout à ce que les dilettantes de l’art, jeunes ou vieux, appellent la défense et l’affirmation de leur individualité et de leur originalité. Il va de soi qu’un artiste, lorsqu’il fait de l’art sa profession et sa raison d’être, doit commencer par apprendre tout ce qui peut être appris dans le métier; il ne doit pas croire qu’il devrait esquiver cet apprentissage à seule fin de ménager son originalité et sa précieuse personnalité. L’artiste qui, dans l’exercice de son art, se dérobe à la nécessité d’apprendre et de peiner durement aura la même attitude dans la vie; il ne sera équitable ni envers ses amis, ni envers les femmes, ni à l’égard de ses enfants et de la communauté bourgeoise, il sera mis à l’écart avec son originalité intacte et se laissera déchoir sans être utile à personne. Les exemples de ce genre ne manquent pas.
L’effort personnel pour assimiler ce qui peut être appris est un devoir aussi élémentaire dans le domaine de l’art que dans celui de la vie courante. Il faut que l’enfant apprenne à manger, à être propre, il faut lui enseigner la lecture et l’écriture. L’étude de tout ce qui est susceptible d’être enseigné ne fait pas obstacle au développement de l’individualité, elle le favorise et l’enrichit, au contraire.
J’éprouve quelque honte à écrire noir sur blanc de pareilles évidences mais nous en sommes arrivés à ce point où personne ne semble plus avoir l’instinct d’agir selon des règles naturelles et remplace cet instinct par un culte primitif de l’extraordinaire et du saugrenu. En art, je ne suis nullement ennemi de la nouveauté, au contraire et tu le sais bien, mais dans le domaine moral, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit du comportement de l’homme à l’égard de la tâche qui lui incombe, les modes et les innovations me sont suspectes et je suis plein de méfiance lorsque j’entends les gens raisonnables parler de nouvelles morales, de nouvelles éthiques, comme on parle de modes ou de styles dans l’art.
On exige encore autre chose de l’homme, dans le monde actuel, et cette exigence est propagée par les partis politiques, les patries ou les professeurs de morale universelle. On exige de l’homme qu’il renonce une fois pour toutes à lui-même et à l’idée qu’à travers lui, quelque chose de personnel et d’unique pourrait être signifié ; on lui fait sentir qu’il doit s’adapter à un type d’humanité normale ou idéale qui sera celle de l’avenir, qu’il doit se transformer en un rouage de la machine, en un moellon de l’édifice parmi des millions d’autres moellons exactement pareils. Je ne voudrais pas me prononcer sur la valeur morale de cette exigence : elle a son côté héroïque et grandiose. Mais je ·ne crois pas en elle. La mise au pas des individus, même avec les meilleures intentions du monde, va à l’encontre de la nature et ne conduit pas à la paix et à la sérénité, mais au fanatisme et à la guerre. Au fond, il s’agit d’une exigence monastique et elle n’est légitime que lorsqu’on a affaire à des moines, à des hommes qui sont entrés librement dans les ordres. Cependant, je ne crois pas que cette exigence liée à une mode, pourrait constituer un danger sérieux pour toi.
Je m’aperçois que ma lettre est presque devenue une dissertation. J’en ferai donc tirer des copies et, à l’occasion, je la ferai lire aussi à d’autres personnes.
Je pense que tu n’y verras pas d’objection.
Extrait de Lettre à un Jeune artiste – Hermann Hesse
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