Wakanda

Wakanda est un pays fictif, créé par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby, dans le comic book Fantastic Four paru en 1966. Il aura fallu plus de cinquante ans pour que ce royaume futuriste fasse beaucoup parler de lui. Ça sera à l’occasion de la sortie du film Black Panther, première superproduction afrofuturiste.

Je mets de côté toutes les critiques. Les élogieuses, majoritaires et les contestataires, moins nombreuses. Les premières encensent la qualité du film, le jeu des acteurs, cette Afrique glorieuse loin des clichés habituels… Les secondes reprochent les libertés prises avec le scénario d’origine, l’appropriation culturelle, le rôle de l’agent de la CIA, le fait de présenter Black Panther comme le premier superhéros noir africain et d’omettre son précurseur Lion Man

© Boojum

Black Panther, est – faut-il le rappeler ? – une fiction à regarder, comme une adaptation libre des comics dont elle s’inspire et non comme une reproduction fidèle. Et si, comme moi, vous ne connaissez pas ces BD, ça sera seulement un nouveau film à voir et peut-être l’occasion de découvrir l’œuvre qui lui a donné naissance.

Ce blockbuster, qui bat presque tous les records au box-office, met en scène, avec un souci extraordinaire du détail, une Afrique miniature et technologiquement avancée, un concentré de nombreuses cultures africaines, parfois tombées dans l’oubli.

Unique dans son genre, il constitue un véritable bouleversement parce qu’il défie les stéréotypes en représentant différemment des individus et des cultures africaines, inverse les rapports entre les nations et remet en question les codes esthétiques prédominants.

Le véritable intérêt de Black Panther est de nous permettre de changer de regard et d’éveiller notre curiosité pour des cultures lointaines. En alliant traditions et futurisme, il nous offre une vision très éloignée du misérabilisme qui conditionne souvent les propos sur l’Afrique. Une vision belle qui questionne et nous rappelle combien la diversité est sublime.

J’ai découvert Black Panther en lisant cette excellente analyse par l’anthropologue Émilie Guitard publiée dans Carnets de Terrain, le blog de la revue d’anthropologie et de sciences humaines Terrain.

La voici !

Le Wakanda de « Black Panther » : une Afrique du futur en miniature ?

En janvier dernier, le président américain Donald Trump avait, une fois de plus, choqué l’opinion internationale en qualifiant Haïtï et les états africains en général, selon lui pays de départ de trop nombreux immigrants aux Etats-Unis, de « shithole countries », littéralement « pays-trous à merde ». Un mois après, nous arrive cette fois des Etats-Unis le blockbuster Black Panther, dont la majeure partie de l’action se situe dans le royaume fictif de Wakanda. En apparence un « pays-trou à merde » africain de plus… qui se révèle en réalité être une véritable mine d’or. Ou plus exactement de vibranium, minerai imaginaire possédant la propriété d’absorber les vibrations environnantes, y compris l’énergie cinétique. Cette propriété le rend particulièrement précieux, ce qui a permis à son dernier roi, T’Chaka, d’en vendre de petites quantités pour financer l’éducation et le développement de son pays. Celui-ci est présenté dans le film comme la nation la plus avancée technologiquement au monde.

Réalisé par l’Afro-Américain Ryan Coogler, auteur des excellents Fruitvale station (2013) et Creed (2015), Black Panther est adapté d’un comic Marvel créé par les Américains blancs Stan Lee et Jack Kirby en 1966, qui dépeint les aventures du jeune T’Challa, fils de T’Chaka, prince du Wakanda et Panthère noire, premier super héros d’origine africaine. Des changements considérables au script comme à l’esthétique ont été apporté par Ryan Coogler et son équipe, pour faire de Black Panther la première super production afrofuturiste. Celle-ci dépeint, à travers Wakanda, son roi, ses sujets et son organisation politico-religieuse, une Afrique en miniature non plus présentée comme archaïque et sous assistance, mais comme une nation alliant harmonieusement technologie de pointe et identité(s) africaine(s) assumée(s). Impressions libres depuis la salle bondée et survoltée d’un cinéma d’Ibadan, au sud-ouest du Nigéria.

Wakanda, une Afrique en miniature

D’habitude, on prévoit toujours une petite laine pour se rendre dans l’une des salles ultra-climatisées des trois cinémas que compte Ibadan. Mais cette fois, la séance du samedi soir est tellement pleine qu’on supporte aisément son débardeur habituel. Comme partout sur le continent africain (où les salles de cinéma réapparaissent peu à peu), le public s’est rendu en masse aux premières projections de Black Panther, le dernier blockbuster Marvel tant attendu. Celui-ci promet en effet pour la première fois de montrer à l’écran un super-héros noir et africain, régnant sur un royaume alliant tradition et technologie, bien loin de l’imagerie misérabiliste habituelle concernant l’Afrique sub-saharienne, particulièrement dans les films d’action américains (Blood Diamond d’Edward Zwick ou Lord of War d’Andrew Niccol par exemple). Le premier film de science-fiction à gros budget basé en Afrique, District 9 du sud-afro-canadien Neill Blomkamp (2009), décrivant l’échouage d’un vaisseau extraterrestre au-dessus de Johannesburg, avait aussi profondément blessé les sensibilités africaines, et tout particulièrement nigérianes. Les Nigérians y étaient dépeints comme des trafiquants d’armes, de drogues et d’êtres humains à des fins de prostitution (notamment avec les extraterrestres), mais aussi comme des cannibales. Le film avait provoqué l’ire de la diaspora nigériane, à commencer par Nnedi Okorafor, auteure reconnue de science-fiction afrofuturiste, et avait été interdit à la projection dans le pays par les autorités.

http://www.madamandeve.co.za/weekend_cartoon.php (« 419 » désigne tout type d’arnaque au Nigéria, et renvoie au numéro de loi les punissant)

C’est donc avec un grand enthousiasme que les spectateurs nigérians attendaient l’arrivée sur leurs écrans des aventures de Black Panther, doté de superpouvoirs et à la tête d’un royaume africain exemplaire.

Un costume du prince T’Challa, dans le style nigérian dit babariga, avec un plastron orné d’un motif yoruba classique, très en vogue chez la jeunesse dorée de Lagos

Dès les premières scènes du film, l’attente des spectateurs nigérians est plus que satisfaite, et les exclamations, rires, flash de téléphones portables et amorces de débats se succèdent pendant toute la projection, au détriment parfois du suivi de l’intrigue. Au demeurant, ce qui semble intéresser ici n’est pas vraiment le méandre tortueux de l’accession de T’challa au trône et de son affrontement avec un autre prétendant, afro-américain, Erik Killmonger, fils du frère défunt de l’ancien roi T’chaka. Les spectateurs nigérians semblent surtout réactifs à la représentation qui est donnée de leur continent, voire de leur pays, à travers Wakanda et ses habitants, oscillant entre enthousiasme, notamment à la reconnaissance d’éléments et de références nigérianes, et scepticisme vis-à-vis de certains détails jugés trop extravagants ou « bushy » (broussards), comme on dit ici : scarifications à outrance, par exemple sur le buste (musclé, donc quand même apprécié des spectatrices) du prétendant au trône, conseiller avec un large plateau dans la lèvre inférieure, guerriers poussant des cris de gorille, etc. Des rires et des cris de joie se font entendre en revanche à la vue d’un masque du royaume du Bénin, au sud de l’actuel Nigéria, exposé dans un musée britannique à côté d’une arme wakanda ; ou encore et surtout de la mise en scène du sauvetage des Chibok girls, jeunes lycéennes enlevées en 2014 et maintenues en captivité pendant un temps dans la forêt de Sambisa, bastion du groupe jihadiste Boko Haram au nord-est du pays.

Un costume du ritualiste Zuri, librement inspiré d’une grande tunique yoruba dite agbada

Les emprunts et références africaines dans Black Panther ne se limitent pas pour autant au Nigéria. Le film réussit en effet le tour de force de recréer à l’échelle du Wakanda une « Afrique en miniature », pour reprendre l’expression consacrée pour désigner le Cameroun, faite d’un assemblage hétéroclite de paysages, de costumes, de symboles, mais aussi de traits politiques et religieux multiples. En collaboration avec Hannah Beachler, déjà production designer du superbe Moonlight de Barry Jenkins (2016), Ryan Coogler parvient à créer un royaume dont les paysages évoquent autant l’Afrique de l’Est, notamment le Rwanda ou le Kenya, par ses savanes de piémont propres à l’élevage du bétail (et des rhinocéros de combat, en l’occurrence)[1], que des pays d’Afrique centrale ou du Golfe de Guinée, par l’écosystème tropical luxuriant dans lequel semble s’être développée la capitale du Wakanda. Le résultat est d’autant plus impressionnant quand on sait que le film a majoritairement été tourné en studios à Atlanta. Le travail sur les costumes et les ornements corporels est également un savant mélange de références empruntées à l’ensemble du continent, du nord au sud. Réalisé par Ruth E. Carter, qui avait jusqu’alors travaillé à l’incarnation de grandes figures afro-américaines comme Malcom X (dans le film du même nom par Spike Lee, 1992) et Martin Luther King (dans Selma d’Ava Duvernay, 2014), il pioche dans le répertoire vestimentaire dit « traditionnel » de nombreux groupes africains. Cet éclectisme frôle parfois le folklore, quand on sait que nombre de ces attributs ne sont plus portés aujourd’hui qu’en des occasions festives ou de représentation, ou plus malheureusement à des fins touristiques.

Un parallèle entre un porteur de plateau labial suri d’Ethiopie et l’un des conseillers de la cour de T’Challa, joué par Isaac de Bankolé. Cet ornement est emprunté aux groupes d’éleveurs mursi et suri d’Ethiopie, comme le sont les nombreuses petites scarifications et les peintures faciales.

La volonté de présenter une société n’ayant jamais été colonisée, donc débarrassée de toute influence occidentale, peut expliquer l’absence étonnante des pagnes wax (d’origine hollandaise) portés à travers toute l’Afrique ou du shweshwe sud-africain (produit en République Tchèque et en Hongrie). Cette sélection de certains attributs vestimentaires typiquement « africains » au détriment d’autres peut toutefois sembler arbitraire, quand on connait l’intensité avec laquelle le pagne par exemple a pénétré depuis des décennies les habitudes vestimentaires comme les collections des grands créateurs du continent, tandis que les perles des parures masaï et les couvertures rouges si prisées des touristes viennent pour les premières de République Tchèque et pour les secondes d’Ecosse.

Ryan Coogler et son équipe ont aussi fait le choix, somme toute assez radical dans le contexte cinématographique actuel, de faire s’exprimer leurs héros soit en anglais avec des accents africains marqués (même pour les acteurs afro-américains, comme Forest Whitaker incarnant le ritualiste Zuri), soit en isiXhosa, l’une des onze langues officielles sud-africaines comptant plus de huit millions de locuteurs. Le symbole est fort et le pari osé, surtout pour les acteurs non locuteurs de cette langue « à clics » relativement complexe à maitriser. C’est aussi une fierté pour ses nombreux locuteurs de la voir mise en avant sur les écrans du monde d’entier, et une consolation pour certains d’entre eux échaudés par le récent Inxeba (The Wound) du sud-africain blanc John Trengove, sorti tout récemment sur les écrans sud-africains et accusé de révéler les secrets du rite d’initiation xhosa ukwaluka. C’est également l’accent sud-africain qui domine lorsque les héros du film s’expriment en anglais. Les spectateurs nigérians ont néanmoins eu la grande joie de reconnaitre un fort accent igbo dans la bouche de M’Baku, chef des montagnards Jabari, pourtant joué par Winston Duke, originaire de Tobago. Les acteurs africains comme la kenyane Lupita Nyong’o, l’américano-zimbabwéenne Danai Gurira ou le britannique d’origine ougandaise John Kaluuya ont quant à eux choisi de mettre en avant l’accent de leur pays d’origine (ou de celui de leurs parents). C’est en tout cas un premier renversement intéressant proposé par le film, notamment pour le public du Nigéria où il est du plus grand chic de prendre un accent britannique ou américain quand on s’exprime en anglais.

Dans les costumes comme dans la langue, la prééminence des références sud-africaines vient aussi très certainement du fait que le réalisateur a choisi de se rendre en Afrique du sud pour aller chercher « sur le continent », les éléments « africains » lui manquant en tant qu’afro-américain natif d’Oakland. Ici encore, l’appréhension d’un continent entier par un seul pays, détenteur qui plus est d’une histoire très particulière, notamment coloniale, peut paraître très réductrice et essentialisante. C’est aussi sous cet angle que l’on peut être tenté de lire l’organisation socio-politique et religieuse du Wakanda, structurée en « tribus » (terme qui revient incessamment dans les propos de l’équipe du film) sous l’autorité d’un roi, intronisé au moyen d’un rituel jugé simpliste par certains spectateurs nigérians : « si cela avait été fait par un babalawo [ritualiste yoruba], ça aurait été beaucoup plus long et complexe ! » remarque par exemple Chyma, un ami yoruba résidant entre Lagos et Ibadan, à l’issue de la séance. Il n’empêche que, armé d’une véritable volonté, même un peu naïve, de revaloriser l’(es) identité(s) et culture(s) africaine(s), et appuyé par une large équipe bien implantée sur le continent, Ryan Coogler réussi à maintes reprises, parfois peut-être par hasard, à tomber juste. L’intronisation du nouveau roi du Wakanda par exemple comporte une phase de mort symbolique (lorsque les prétendants au trône se font administrer une décoction puis enterrer vivants le temps de leur voyage au pays des ancêtres), propre de fait à de nombreux rites d’intronisation dans les anciennes royautés africaines, et plus largement à la plupart des rites de passage. La garde féminine du roi du Wakanda n’est pas aussi sans évoquer les célèbres amazones fon du royaume du Dahomey, un corps militaire créé au XVIIIe siècle et ayant compté jusqu’à 6000 femmes, soit environ le tiers de l’armée du royaume, au XIXe siècle, sous le roi Ghezo.

Les Dora Milaje, la garde présidentielle exclusivement féminine du roi du Wakanda

Le culte aux morts illustres ancestralisés, et leurs interactions avec les vivants au moyen de rituels, se retrouvent également à travers tout le continent. Enfin et surtout, la figure du roi Panthère, doté de pouvoirs surnaturels évoquant ceux du noble animal et permettant d’assurer la pérennité de son royaume, rappelle fortement les systèmes politico-religieux dits de royautés sacrées, ayant existé jusqu’à récemment dans de nombreux espaces africains, comme celle mankon à l’Ouest du Cameroun ou rukuba à l’est du Nigéria. Plus précisément encore, des processus d’assimilation de certains rois aux panthères ont effectivement existé en divers points du continent, comme par exemple en pays mofu et guiziga, à l’Extrême nord du Cameroun. Toute panthère (Felix Pardus) capturée sur les terres du royaume se devait d’être remise à son prince, qui en consommait les yeux et la langue afin d’ingérer la « puissance sauvage » de l’animal et se trouvait ainsi renforcé dans sa posture de roi sacré, pivot de l’harmonie et de la reproduction du royaume.

Il n’est pas certain que Ryan Coogler et son équipe aient pris connaissance de ces données historiques, politiques et religieuses pour réaliser leur Afrique en miniature. Celle-ci est issue d’un mélange plus complexe qu’il n’y paraît de réalité et de fantasme, s’adressant à la fois à des Afro-Américains en quête de racines et à des Africains d’origines diverses en quête de reconnaissance. La forte dimension afrofuturiste du film permet toutefois de dépasser cette tendance au pan-africanisme hollywoodien (perçue par certains spectateurs des diasporas africaines aux Etats-Unis comme une nouvelle forme, pernicieuse, d’appropriation culturelle). Black Panther évite ainsi l’essentialisme et la caricature en inscrivant le Wakanda dans un futur imaginaire où les perspectives sont renversées, où le low tech se révèle high tech et où les primitifs s’avèrent être les évolués.

Wakanda, une Afrique du futur

Black Panther peut être considéré comme la première super production afrofuturiste de l’histoire. L’afrofuturisme émerge comme mouvement culturel et esthétique (littérature, musique, arts plastiques et visuels, mode) dans la seconde partie du XXe siècle. Il « combine science-fiction, techno-culture, réalisme magique et cosmologies non européennes, dans le but d’interroger le passé des peuples dits de couleur et leur condition dans le présent » (Mbembe, 2014 : 8) et l’on pourrait ajouter, comme son nom l’indique, dans le futur. Ses représentants les plus connus sont les écrivains Octavia Butler et Samuel R. Delany, le peintre Jean-Michel Basquiat, la photographe Renée Cox ou encore les musiciens Sun Ra et Parliament-Funkadelic, tous afro-américains.

Tandis que la vogue afrofuturiste s’est progressivement diffusée aux Etats-Unis via des artistes musicaux plus grand public comme Erikah Badu, Missy Elliot, Janelle Monae ou encore plus récemment Kendrick Lamar (qui signe la B.O du film), elle s’est aussi étendue ces dernières années au continent africain, en particulier dans les pays anglophones via leur étroite connexion avec les Etats-Unis et l’influence de plusieurs membres de leurs diasporas. L’afrofuturisme a été adopté par les artistes africains aussi bien dans la mode, avec les créations de la sénégalaise Selly Raby Kane par exemple, que dans les arts visuels, avec des artistes comme Lina Iris Viktor (qui a d’ailleurs accusé récemment Kendrick Lamar d’avoir plagié ses œuvres dans son dernier clip pour la chanson du générique de fin de Black Panther), David Alabo ou Milumbe Haimbe. Les artistes nigérians ou des diasporas nigérianes ne sont pas en reste, notamment dans le domaine du comic book avec l’équipe très dynamique de The Comic Republic, productrice de nombreux super-héros, ou encore l’excellent Captain Rugged, autre super-héros nigérian, co-réalisé par le dessinateur Native Maqari et le musicien Keziah Jones. Peu étonnant que tous vivent leurs aventures à Lagos, capitale économique du Nigéria présentant elle-même une forte esthétique futuriste.

Lagos l’afrofuturiste vue par Ikiré Jones

C’est aussi pourquoi la romancière américano-nigériane Nnedi Okorafor l’a choisi comme décor, voire personnage, de son roman Lagoon, rédigé en réponse à District 9 et mettant en scène des extraterrestres atterrissant cette fois à Lagos. Nnedi Okorafor peut au demeurant être considérée comme la figure de proue de l’afrofuturisme « africain ». Sa renommée internationale s’est étendue depuis que les droits de son roman Who Fears Death ont été rachetés par le producteur de Game of Thrones, George R.R. Martin, pour devenir la prochaine série à succès de la chaine HBO. Auteure de nombreux ouvrages et notamment de plusieurs numéros récents du comic book Black Panther, Nnedi Okorafor ne manque pas aussi de créer régulièrement la polémique en martelant à qui veut l’entendre que l’afrofuturisme trouve ses origines en Afrique et doit de ce fait y revenir.

Shuri, sœur du roi T’Challa et « geek » du royaume

Black Panther et son esthétique afro-futuriste arrivent donc sur un sol américain, mais aussi africain, déjà largement labourés pour que le mélange prenne et que le public lui fasse un accueil chaleureux. Les références afrofuturistes qui parsèment le film lui apportent aussi de la densité et de l’originalité, en enrichissant le substrat « africain » qui pourrait sinon paraître pauvre et folklorique. Le personnage le plus emblématique en la matière est certainement celui de Shuri, petite sœur de T’Challa, chargée du développement technologique du royaume et des équipements de son grand-frère. Ce personnage de geek féminin (rareté qui mérite aussi d’être relevée) se voit habillé de costumes à l’esthétique résolument plus futuriste que la plupart des autres héros du film.

La reine mère et sa coiffe d’inspiration zulu

De petites touches afro-futuristes ont néanmoins également été apportées à la plupart des costumes, à l’instar de la coiffe de la reine mère d’inspiration zulu, mais réalisée avec une imprimante 3D. Ce mélange des genres permet aussi au spectateur de faire le lien avec toute l’esthétique futuriste classique des films de super-héros Marvel (avec équipement informatique de pointe, armes lasers, appareils volants de l’ordre du vaisseau spatial et consort).

La bande son du film, créée par Ludwig Göransson, associe aussi musiciens africains de multiples répertoires (le sénégalais Baba Maal y représente le tambour à aisselle sénégalais tama et le chant peul, la chanteuse Babes Wodume la house sud-africaine gqom et Saudi et Yugen Blakrok le rap sud-africain) et artistes pop et rap américains, sous la houlette de Kendrick Lamar. Elle enrobe élégamment ce savant mélange, même si une plus grande place aurait pu évidemment être faite à d’autres styles musicaux africains moins stéréotypiques que celui de Baba Maal et à d’autres artistes des scènes urbaines camerounaises, nigérianes, ghanéennes, kenyanes, ougandaises ou ivoiriennes, également très dynamiques.

Un mot doit être également dit de la capitale du Wakanda, Birnin Zana, « la cité d’or », dont les dispositifs technologiques d’avant-garde ont été cachés au reste du monde au cœur d’une montagne, au sein d’un royaume à l’apparence plutôt rurale. Celle-ci a pu être comparée à la « Chocolate City » ultime. Ce qualificatif, attribué à Washington D.C. dans les années 70, désigne une ville où les Afro-Américains représentent la majorité des habitants et sont les leaders politiques et économiques. Aux yeux des spectateurs qui ne l’entrevoient finalement que (trop) brièvement, c’est surtout un extraordinaire mélange de références africaines relativement idéalisées, car assez déconnectées des réalités des grandes villes du continent (comme le commerce de rue, ici très policé et contenu), et d’éléments futuristes alliant organique et minéral (à commencer par le vibranium bien sûr) : « In the movie’s flyover of the land, Wakanda is designed as a place where silicon and metals are woven into the natural landscape of trees and mountains for its buildings. Pedestrians flood the streets of Wakanda’s urban corridors. Shuttles twist and turn throughout the metropolis on advanced maglev tracks, while spaceships sculpted and winged like dragonflies flutter through the skyline”.

Une vue d’une rue animée de Birnin Zana, capitale du Wakanda

Un modèle similaire de cité africaine high-tech et végétale avait déjà été proposé par Nnedi Okorafor (encore elle !) dans son premier roman Zahrah the Windseeker (2005), à travers la capitale du royaume Ooni, Ile-Ife, qui emprunte son nom à l’ancienne cité yoruba, célèbre pour ses productions artistiques et artisanales entre le XIIe et le XVe siècle :

« My people love to use mirrors everywhere, actually. If you go to the downtown area of the great city of Ile-Ife, you’ll understand what I’m talking about. Downtown, many giant plants towers reach high into the sky […]. At one time, long ago, they weren’t even inhabited by human beings, as they are now. There were no elevators or computer networks or offices or living spaces inside […]. The Ooni Palace Tower is the tallest (standing 4, 188 feet high) and oldest of them all. That’s where the chief of Ooni and his council reside. The top of the building blooms into a giant blue flower with purple petals. My father told me that this flower serves as a netevision transmitter for most of the Ooni Kingdom […]. Anyway, from up in any of the plant towers, you can see the north with all its mirrors shining like a giant galaxy, especially on sunny days. Our homes and buildings are encrusted with thousands of mirrors, inside and out. And there’s always sand in the streets from those messy trucks transporting the grains to the factories to make even more mirrors” (2005: 9-10).

Venant du Nigéria encore, c’est aussi Lagos qui a donné son inspiration à l’architecte et artiste Olalekan Jeyifous pour imaginer le futur de cette méga-city comme un assemblage de real-estates et de bidonvilles verticaux recouverts en partie par la végétation :

Si le résultat est bien moins policé et plus décrépit que la Birnin Zana du Wakanda, elle a le mérite d’être plus proche du paysage actuel de la capitale économique nigériane, mais aussi de faire apparaître les inégalités dans les modes de résidence des Lagosiens ; inégalités curieusement absentes (c’est un modèle idéal bien sûr) dans les images de la capitale du Wakanda. La Lagos d’Olalekan Jeyifous reproduit aussi une image plus réaliste de la place de la nature en ville, vécue plutôt comme insidieuse voire invasive par ses pouvoirs publics et ses habitants. La ville idéale de Black Panther paraît dès lors comme un peu trop « bushy » (au sens de « broussailleuse » cette fois), trop végétale et pas assez « moderne » pour le public nigérian. Ici, dans la « concrete jungle », beaucoup préfèrent le ciment au détriment de la jungle.

Reste que Black Panther, pour notre plus grand bonheur, joue avec les stéréotypes des spectateurs. Les supposés primitifs se retrouvent à la pointe du développement technologique mondial et leur culture matérielle en apparence rudimentaire se révèle composée d’éléments high-tech. Un pieu de métal sur un manche en bois sculpté, identifié comme un outil fula du XVIIIe siècle par des conservateurs britanniques, se révèle être une arme de pointe wakanda en vibranium. Les couvertures basotho des éleveurs de rhinocéros, gardiens des frontières du royaume, se transforment en boucliers laser au moment du combat. Dans ce contexte, le maintien d’une culture matérielle simple dans l’habitat et le quotidien peut être certes vue comme une volonté de dissimulation aux yeux du monde de l’avancée du Wakanda, mais aussi comme un choix délibéré, en phase encore avec des esthétiques et identités africaines (en tout cas telles que les conçoit l’équipe du film). Comme le remarque avec dédain la cheffe de la garde royale féminine lors d’une épique course-poursuite à Busan, en Corée du Sud, les simples armes à feu des vilains occidentaux apparaissent dès lors « so primitive ».

Black Panther, un film post-colonial ?

Cette dynamique du renversement fait la portée du film et explique aussi son accueil enthousiaste par les publics africains et d’afro-descendants de par le monde. Elle permet aussi d’aborder une série de questions véritablement postcoloniales. Il s’agit par exemple de la légitimité des collections d’objets africains dans les musées occidentaux, constituées essentiellement durant la période coloniale, et des débats actuels sur la nécessité d’une restitution de ces œuvres à leurs pays d’origine, qui se résout ici de façon radicale par le vol d’un objet auparavant volé au Wakanda.

C’est aussi la remise en question de l’hégémonie des codes esthétiques occidentaux, à travers cette scène hilarante où la cheffe de la garde royale se retrouve affublée d’une perruque synthétique pour ne pas être reconnue, avant de s’en débarrasser en la jetant dans la figure d’un assaillant quelques minutes plus tard ; scène qui au demeurant n’a peut-être pas fait rire toutes les spectatrices noires, notamment africaines, pour beaucoup desquelles les coiffures à base de cheveux synthétiques ou naturels ajoutés (perruques ou tissages) restent un atout de charme, mais aussi de prestige (dans la mesure où elles peuvent s’avérer très coûteuses).

C’est enfin plus largement la question de la capacité de l’Afrique à s’absoudre des relations d’assistance, et du coup de dépendance, avec les pays occidentaux et à s’aider elle-même, exprimée par exemple dans l’intervention de l’espionne Nakya auprès des Chibok girls enlevées par Boko Haram.

Ces questions sont toutefois beaucoup plus survolées que véritablement traitées et trouvent surtout des réponses toujours très consensuelles, incarnées par exemple par l’agent de la CIA blanc et américain emmené à Wakanda pour être soigné, et qui se retrouve à combattre auprès de T’Challa contre l’autre prétendant au trône, Erik Killmonger, censé représenter une posture beaucoup plus radicale, mais présentée dans le film comme erronée et dangereuse.

Certains spectateurs, afro-américains notamment, ont de ce fait été déçus par la position somme toute assez tiède de Black Panther et de son réalisateur Ryan Coogler vis-à-vis des débats autour de la condition des populations africaines et afro-descendantes, notamment aux Etats-Unis. Avec un titre comme Black Panther et de nombreux hommages dans le film au parti afro-américain du même nom (la ville de naissance d’Erik Killmonger, Oakland, étant la même que celle du parti –mais aussi du réalisateur-, l’affiche du parti apparaissant dans la chambre du même Erik, ou encore et surtout l’affiche du film, présentant le roi T’Challa sur son trône, évoquant directement une célèbre photo de Huey P. Newton, fondateur des Black Panthers, dans une posture similaire), les attentes étaient en effet importantes.

Huey P. Newton des Blacks Panthers, 1966, et T’Challa de Black Panther, 2018

Certains anciens leaders du parti ont d’ailleurs profité des projections du film pour enseigner au public américain l’histoire des « vraies » Black Panthers, mais aussi alerter sur le sort de certains d’entre eux toujours emprisonnés, comme le tristement célèbre Mumia Abu-Jamal. Mais Black Panther reste un blockbuster hollywoodien, tenu à une posture consensuelle pour faire un maximum d’entrées. On peut certes retrouver dans l’affrontement entre l’Africain T’Challa, tenant jusqu’à l’issue du film d’une posture non-violente, mais aussi d’un certain isolationnisme pour mieux protéger son pays, et l’Afro-Américain Erik Killmonger partisan de l’armement des populations africaines et afro-descendantes par le Wakanda pour se défendre et assurer leur reconnaissance, voire conquérir le monde, l’évocation de grandes tendances idéologiques ayant traversé les luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis par exemple. Mais celles-ci restent brossées à grands traits de façon relativement simpliste et surtout trouvent une issue trop conservatrice pour certains spectateurs. La condamnation d’Erik Killmonger par la mise en avant de sa violence peut paraitre ainsi assez injuste, surtout en regard de la réhabilitation de l’agent de la CIA surpris d’abord à vouloir trafiquer une arme du Wakanda pour les Etats-Unis, puis finissant par servir d’intermédiaire au roi T’Challa pour accéder à la tribune des Nations Unies. Aussi, vue depuis le Nigéria, ces problématiques semblent très américaines et parlent relativement peu aux spectateurs : « ici au Nigéria, les problèmes se situent plutôt au niveau de nos propres conflits internes », remarque encore mon ami Chyma, faisant implicitement référence à la recrudescence actuelle des affrontements entre éleveurs et agriculteurs dans plusieurs partie du pays.

Black Panther ne peut être donc considéré comme un film véritablement militant, dans le sillage du parti dont il porte le nom, du moins pas dans son discours politique. Néanmoins, il représente une avancée considérable dans la représentation des individus et des cultures noires, notamment africaines, dans l’industrie globalisée du divertissement. Il poursuit ainsi, avec une ampleur jusqu’ici jamais égalée, le processus de renversement des perspectives entamé depuis plusieurs décennies par les multiples acteurs d’une pensée-monde noire et africaine du passé, du présent mais aussi du futur. Son carton au box-office mondial et son accueil enthousiaste par les publics du monde entier, quel que soient leur couleur de peau ou leurs origines, en fait un jalon majeur dans le long processus de reconnaissance de la valeur des identités, des cultures et des histoires noires et africaines.

Ce billet a été rédigé par Emilie GUITARD, anthropologue, IFRA Nigéria et publié sur Carnets de Terrain, le blog de la revue d’anthropologie et de sciences humaines Terrain, le 28 février 2018
Ce billet est dédié aux populations mofu et guiziga bui marva de l’Extrême Nord du Cameroun, inventrices du concept de « roi-panthère », subissant aujourd’hui les exactions du groupe Boko Haram. Il est aussi dédié à Papa Justin, politicien cinéphile, qui aurait certainement aimé voir son continent ainsi magnifié à l’écran, et aurait sans doute reconnu dans le Wakanda une allégorie de son pays d’origine, la République Démocratique du Congo, débarrassé du joug colonial. Que la terre des ancêtres lui soit légère, pour qu’il puisse veiller sur nous depuis la « plaine ancestrale », où nous espérons le retrouver un jour.

[1] La situation originale du Wakanda dans le comic de Marvel est localisée parfois au nord de la Tanzanie, parfois au bord du lac Turkana, près du sud-Soudan, de l’Uganda, de la Somalie et de l’Ethiopie

 

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