La vie des arbres

Francis Halé nous entretient ici de sa passion pour les arbres. La science des arbres, il la possède ; la beauté des arbres, il la contemple ; l’ingéniosité des arbres et leur faculté de se sortir de toute situation difficile, il s’en émerveille ; leur manière d’occuper l’espace, il ne cesse de l’observer.

La vie des arbres

Il sait pourtant que les arbres sont loin d’avoir révélé tous leurs mystères et qu’ils doivent être défendus. Les forêts primaires, jamais exploitées par l’homme, ne représentent plus, en effet, que 10% des forêts de la planète…

Francis Halle est botaniste et biologiste. Spécialiste de l’écologie des forêts tropicales et de l’architecture des arbres, il a enseigné de nombreuses années à l’institut botanique de Montpellier et a mené l’aventure du Radeau des cimes. Il est l’auteur notamment de Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud) et Aux origines des plantes (Fayard).

La vie des arbres, conférence de Francis Hallé

Je ne songerai pas un instant à cacher la sympathie que m’inspirent les arbres ni l’admiration que j’éprouve à leur égard depuis très longtemps. Il y a quelque temps, j’étais dans un avion. Monte à côté de moi un industriel, c’était à Téhéran je crois. Nous commençons à discuter car nous avions une langue en commun et cet homme me dit quelque chose que je n’ai jamais oublié : « Quel que soit votre métier, à un moment donné vous allez vous demander si vous n’êtes pas en train de perdre votre temps, et même si vous n’avez pas une activité pernicieuse. Vous pouvez être commerçant, archevêque, marin pêcheur, musicien ou médecin, tôt ou tard vous aurez l’impression de perdre votre temps. Il existe une seule exception : si vous plantez des arbres, vous êtes sûr que ce que vous faites est bien ». J’ai beaucoup aimé ce qu’il a dit.

Je les trouve vivants, très beaux, extraordinairement autonomes, et je reviendrai sur ce point car l’autonomie est essentielle : un arbre demande simplement qu’on le laisse tranquille. Je les trouve très utiles pour l’espèce humaine, discrets, parfois un peu taiseux, et tout à fait non violents. Cela fait beaucoup de qualités dont nos sociétés actuelles feraient bien de s’inspirer. La question de savoir s’ils ont des défauts se pose également. Ce n’est pas vraiment un défaut, mais ils sont tellement stables et silencieux que l’on finit par ne plus les voir. Dans la ville, la plupart des gens ne voient pas les arbres, ou alors ils ne les voient que quand ils sont coupés. Pour beaucoup de nos contemporains, ce ne sont pas des objets vivants. Cette idée, évidemment fausse, est due à leur discrétion et à leur silence.

Avant de vous expliquer pourquoi je les aime tant, je voudrais rappeler que certaines personnes ne les aiment pas, des personnes illustres qui ont laissé des traces écrites indiscutables de ce manque d’affection pour les arbres, comme Jean-Paul Sartre dans La nausée. Dans un jardin public, le narrateur réalise tout à coup qu’à côté de son banc se dresse un tronc, que des racines rentrent dans le sol et en sortent et cette vision lui est insupportable. Il faut aussi citer Gilles Deleuze, un autre philosophe. Je ne critique pas ces auteurs, je ne fais que recenser ce qu’ils pensaient des arbres. Dans un petit opuscule de quelques pages intitulé Rhizome, Gilles Deleuze voit dans l’arbre le symbole même du totalitarisme. Je pense également à Ronald Reagan. Quand il était président des États-Unis, on l’a emmené voir les séquoias en Californie et il a dit : « Quand vous en avez vu un vous les avez tous vus ». Prenez encore Samuel Beckett. Dans En attendant Godot, un personnage qui s’appelle Estragon dit : « Un arbre ça ne sert à rien, ça ne peut servir qu’à se pendre ». C’est peut-être ce qui m’a stimulé pour écrire un Plaidoyer en faveur de l’arbre car je pense qu’il vaut vraiment mieux que ces opinions négatives.

Remarquez que les gens qui en ont dit du bien sont beaucoup plus nombreux. À commencer par Giono, avec sa nouvelle L’homme qui plantait des arbres. Voltaire déjà vieux, retiré à Ferney, écrit à ses amis parisiens : « Je ne fais que planter des arbres : je sais que je suis trop vieux pour jamais pouvoir profiter ni de leurs fruits ni de leur ombre, mais je ne vois pas de meilleur moyen de m’occuper de l’avenir ». Cette phrase est très belle. Il faudrait aussi parler du révolutionnaire Danton, de Hugo, Khalil Gibran, Gide, Francis Ponge pour lequel j’ai une tendresse particulière car nous venons de la même ville dans le midi et qui écrit : « Les animaux, c’est l’oral, les plantes c’est l’écrit ». Je trouve qu’il a saisi en quelques mots une idée très importante. Les animaux sont bien gentils, ils sont drôles, ils me font rire, mais vous ne pouvez pas compter dessus parce qu’ils bougent et ils ne seront plus là le lendemain. Tandis que vous pouvez compter sur l’arbre. Il ne faut pas oublier Rilke, Colette, Cendrars, Paul Valéry qui dit des choses essentielles. Il a écrit un petit livre de quelques pages intitulé Dialogue de l’arbre. Quand j’étais étudiant, j’ai lu Dialogue de l’arbre sans avoir de connaissance particulière des arbres à l’époque, avec l’impression de ne pas comprendre ce qu’écrivait ce monsieur puisqu’il était littéraire et que j’étais scientifique. Je pensais que nous n’étions pas faits pour nous comprendre, je n’ai pas profité de ce texte. Je l’ai relu il y a quelque temps et je le relis maintenant régulièrement. Il écrit : « L’arbre fait voir son temps ». Je trouve cela profond et puissant. Ces poètes et ces littérateurs ont parfois, dans des domaines qui ne sont pas les leurs, car Valéry était plutôt mathématicien, des intuitions fulgurantes. « L’arbre fait voir son temps ». Effectivement, je comprends maintenant ce qu’il voulait dire : un arbre, c’est du temps rendu visible. Pensez à Goethe, Cioran, Lord Bouddha qui dit : « L’arbre est un organisme tellement généreux qu’il offre son ombre à ceux qui viennent l’abattre ». Cette phrase aussi est belle. Il y a également Chateaubriand, Fabre et Mandela avec lequel je vais terminer. Nelson Mandela a passé vingt-sept ans en prison à Robben Island en face de Cape Town. Selon lui, s’il a survécu et est parvenu à rester en bonne santé, c’est parce que les gardiens de prison avaient compris qu’il aimait les plantes et lui offraient des moitiés de bidon sciés, remplis de bonne terre. Il y cultivait des légumes d’abord pour ses codétenus, puis pour toute la prison et finalement pour l’île de Robben Island. Il faisait aussi pousser des arbres fruitiers. Dans son autobiographie, il écrit cette phrase que je trouve superbe : « Je suis en prison mais mes plantes sont libres ».

Je voudrais partager avec vous une raison objective de cette sympathie que j’éprouve pour les arbres. Il s’agit du contraste extraordinaire entre le peu dont ils ont besoin et l’énormité de ce qu’ils réalisent. Que faut-il à un arbre ? C’est facile à trouver, c’est trivial : de l’eau, quelques éléments minéraux qui se trouvent dans l’eau et dans le sol, de la lumière et du gaz carbonique, C02. Or, ce dernier, comme vous le savez, non seulement nous n’en manquons pas mais nous en avons de plus en plus. Comment voulez-vous imaginer un être vivant plus frugal, plus modeste dans ses besoins ? Incidemment, vous remarquez que l’eau, la lumière et le C02 sont identiques partout, ce qui est très cohérent avec le fait que les arbres, dans l’ensemble, ne se déplacent guère. Un animal, qui a des besoins alimentaires parfois très raffinés, est obligé de se déplacer. Un mot sur le gaz carbonique. Vous savez qu’il est devenu un véritable polluant. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années quarante, les courbes de proportion de gaz carbonique dans l’atmosphère sont très inquiétantes. Ce gaz à effet de serre est beaucoup trop abondant et il est en grande partie responsable du réchauffement de la planète et de tous les dérèglements climatiques qui y sont liés. La matière d’un arbre peut être énorme, ce sont des centaines de mètres cube de bois qui peuvent aller jusqu’à des milliers de tonnes. D’où vient-elle ? Tout le monde sait qu’il n’y avait au départ qu’une graine minuscule. Il faut bien que cette énorme chose soit sortie de quelque part. Quand je pose la question à mes contemporains, les gens me répondent que la matière de l’arbre sort du sol. Je suis désolé, cette réponse est fausse. Quand je vois les dessins animés que regardent mes petits-enfants, vous voyez effectivement les arbres sortir du sol, un peu comme du dentifrice qui sort d’un tube que vous pressez. Mais au contraire, l’arbre est un amoncellement de polluants atmosphériques qui viennent de l’air. Il prend dans l’air le polluant dont je vous parle, le gaz carbonique. Bien entendu, il fait un prélèvement sur le sol, mais c’est de l’ordre d’une cuillère à café, pas plus. L’essentiel lui vient d’une épuration atmosphérique, on peut d’ailleurs tout à fait comparer un arbre à une usine d’épuration. C’est une raison supplémentaire de respecter les arbres en ville. Il leur faut donc de l’eau, des minéraux, de la lumière et du C02. Quoi de plus banal ?

À présent mettons au regard de cela l’ampleur de leurs réalisations. Ce décalage entre les deux ne cesse de m’étonner et me semble admirable. Nous connaissons actuellement soixante-dix mille espèces d’arbres. Ce nombre croît très vite car les botanistes découvrent et décrivent chaque année près d’une centaine d’espèces. La biomasse, c’est-à-dire le poids cumulé de tout ce qui est vivant et de tout ce qui l’a été et est maintenant mort, est composée à 90% par les arbres. Les plus grands êtres vivants sont des arbres et ont toujours été des arbres pendant les ères géologiques antérieures. Le plus grand animal actuel est le rorqual bleu qui mesure quarante mètres. Les plus grands arbres actuels sont les redwood de Californie, avec un record à cent vingt mètres, c’est-à-dire deux fois la hauteur des tours de Notre Dame de Paris. Sans convoquer cet exemple extrême, prenez un arbre tout à fait banal de quinze mètres de haut et essayez de calculer sa surface. Pourquoi ? Parce que, contrairement à nous, les arbres et les plantes sont des êtres de surface. Ce n’est pas un mince travail, il faut procéder un peu par approximation. Il faut prendre chaque feuille recto-verso, développer les petites branches au sens géométrique, c’est-à-dire les transformer en rectangles, les moyennes branches, les grandes branches et le tronc qui va donner un grand rectangle. Vient ensuite le problème des racines. J’estime la surface d’un arbre banal tel qu’on en trouve dans nos villes à deux cents hectares, même si ce chiffre a pu paraître excessif ou trop modeste à de nombreux collègues. Pensez qu’un arbre moyen, si vous le développez entièrement, va recouvrir toute la principauté de Monaco. Pour avoir une idée de ce qu’est la surface d’un arbre, il suffit de se le représenter mouillé : il pèse alors deux fois plus, non pas parce que l’eau serait entrée à l’intérieur de ses tissus mais uniquement à cause de sa très vaste surface mouillée.

Les arbres ne sont pas seulement les plus grands êtres vivants, ce sont aussi ceux qui vivent les plus vieux. La longévité des arbres est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Je ne suis pas zoologiste mais je crois que l’animal qui vit le plus longtemps est une tortue géante des îles Seychelles ; elle vit trois cents ans, plus longtemps qu’un être humain mais si peu par rapport aux arbres. Il y a quelque temps, j’ai admiré en Californie un arbre étonnant qui avait été foudroyé quand il était jeune et qui avait rejeté une énorme série de gros troncs comme des colonnes. Il s’appelait « the Parthenon », le Parthénon, m’a dit le forestier américain qui m’accompagnait. Surpris de cet éclair de culture européenne dans un milieu où on ne l’attend pas forcément, j’ai trouvé que l’analogie était belle et j’ai demandé l’âge de cet arbre. Trois mille ans. Ce n’est pas approximatif, ces arbres possèdent des cernes que l’on peut compter. On n’imagine pas un arbre de Californie qui donnerait deux cernes dans l’année, on n’imagine pas non plus une année où il ne pousserait pas et ne produirait pas de cerne, ce n’est pas possible. Ce chiffre est donc vraiment fiable. J’ai alors recherché l’âge de notre Parthénon d’Europe : deux mille quatre cents ans. Quand les Grecs ont décidé de construire le temple d’Athéna sur la colline de l’Acropole, cet arbre avait déjà six cents ans, il faisait déjà cent mètres de haut et quatre mètres de diamètre. C’est probablement l’époque où il a été foudroyé sans mourir. Toute l’histoire de notre civilisation gréco-latine tient dans la vie d’un arbre. Pour nous autres Européens, le Parthénon symbolise le commencement de notre culture. Les Pinus longaeva, également en Californie, qui sont âgés de cinq mille ans, ont germé au moment où les pharaons égyptiens construisaient les pyramides. Le record actuel – je précise, « actuel », car je suis sûr qu’il sera dépassé un jour – est de quarante-trois mille ans pour un arbre de Tasmanie, la grande île au sud du continent australien, qui s’appelle le Houx Royal de Tasmanie. Quarante-trois mille ans, cela correspond au Pléistocène qui a précédé notre ère géologique actuelle. À cette époque, il n’existait pas une espèce humaine comme aujourd’hui, mais deux : la nôtre, Homo sapiens, et l’homme de Néandertal, beaucoup plus fort. Toute l’histoire de notre évolution biologique tient dans la vie d’un arbre.

Comment font ces arbres pour vivre aussi vieux ? Prenons l’exemple de l’olivier qui pousse comme un petit arbre normal. Sur son tronc, de petites bosses se dirigent vers le bas année après année et finissent par atteindre le sol pour former une flaque, comme des gouttes de cire le long d’une chandelle. Sur cette flaque qui peut avoir la taille d’une scène de théâtre, il sort des milliers d’oliviers. Certains sont grands, vieux, peut-être même déjà morts, d’autres sont vigoureux et en pleine production et, en dessous, vous avez une infinité de petits oliviers, et tout cela est issu d’une graine unique. L’olivier a en lui-même toute une dynamique forestière. À Roquebrune sur la côte d’Azur, il existe un olivier contemporain de la voie romaine qui allait de Rome à Narbonne que l’on appelait la Narbonnaise. Il a deux mille ans et ne montre aucun signe de sénescence.

Beaucoup d’arbres sont potentiellement immortels, ce qui signifie qu’ils n’ont pas de programme de sénescence. Placez un arbre dans les meilleures conditions possibles pendant toute sa vie et mettez le scrupuleusement à l’abri de toutes les attaques, de tous les dangers, de tous les événements fâcheux qui peuvent lui arriver : vous vous apercevrez qu’il ne meurt pas. Tant que vous lui assurerez de bonnes conditions, il restera vivant et continuera à pousser. Qu’est-ce qu’un programme de sénescence ? Je prends le cas de l’être humain dont la sénescence est la mieux connue car la plus étudiée. Nous avons vingt-six mille gènes, c’est-à-dire des particules héréditaires qui sont responsables de la couleur de nos yeux, de l’aspect de nos cheveux, de nos caractères physiques. Au départ, chez un enfant, ces gènes fonctionnent tous, ils sont tous actifs et, à mesure que les années passent, nos gènes s’éteignent comme des chandelles sur lesquelles on mettrait un dé à coudre. Cela s’appelle la méthylation. Nous gardons nos vingt-six mille gènes jusqu’à notre dernier souffle, mais le nombre de gènes actifs diminue. Des collègues espagnols de l’université d’Oviedo dans le nord de l’Espagne, ont démontré récemment que cela ne se passe pas du tout de la même manière chez les arbres. Des méthylations ont lieu mais pendant l’année, entre le printemps et l’hiver. Au printemps suivant, quand les bourgeons s’ouvrent, une déméthylation totale a lieu et l’arbre retrouve des gènes actifs aussi nombreux que quand il était jeune. Ces organismes vivants bénéficient d’une déméthylase, un enzyme capable de retirer le capuchon de méthylation. Certains gérontologues s’interrogent d’ailleurs sur l’absence de cet enzyme chez l’homme.

Un mot sur le génome. Le génome est la collection de tous nos gènes, vingt-six mille donc pour l’être humain. Ce chiffre a été proclamé il y a une dizaine d’années aux États-Unis comme une victoire. L’être humain s’est toujours placé au sommet de l’évolution, cette position est auto-proclamée mais c’est ainsi. Manque de chance, deux ans après, le génome du riz, cinquante mille gènes, remit en cause la règle simple selon laquelle plus un être vivant est évolué, plus il a de gènes. Seul le généticien Axel Kahn demande que l’on n’abandonne pas la règle en question. « Si le riz a plus de gènes que l’être humain, nous dit-il, c’est qu’il est plus évolué que nous. » Devant la stupeur et l’incrédulité manifestées par son auditoire, il dit : « Essayez de passer l’hiver le pied dans l’eau froide à vous nourrir exclusivement du pâle soleil et du gaz carbonique, vous n’y arriverez pas car nous ne possédons pas un nombre suffisant de gènes, notre génome est trop petit pour parvenir à ces performances ». Je voudrais dissiper un malentendu. Nous ne faisons pas la course avec les plantes, car pour faire la course encore faudrait-il courir dans le même sens. Or nous avons l’impression que les plantes sont parties dans un sens et les animaux dans un autre et je crois qu’il faut avoir simplement la modestie d’admettre que les plantes sont allées plus loin dans leur direction que nous dans la nôtre.

La biochimie des arbres est passionnante. Du fait qu’elles sont fixes, ces plantes doivent se défendre contre beaucoup de choses grâce à une véritable virtuosité biochimique. Il existe des arbres médicinaux, dont le plus connu est sans doute le quinquina qui nous a servi pendant de nombreuses années à soigner la malaria et qui reste encore un des meilleurs traitements contre le paludisme. Le gingko est maintenant cultivé en abondance dans le sud de l’Europe et sert à faire circuler le sang dans le cerveau, certaines molécules de l’if sont quant à elles le meilleur traitement actuel contre le cancer. Les arbres médicinaux ne manquent donc pas, mais je voudrais plutôt m’intéresser au contrôle de la pluie. Un arbre est une énorme surface qui envoie dans l’atmosphère des tonnes de vapeur d’eau, ce qui est presque sa fonction. En parallèle, il y a une vingtaine d’années, une équipe de chercheurs dont je faisais partie a travaillé au Gabon et s’est aperçue que chaque espèce d’arbre émettait des molécules volatiles et spécifiques. Les Anglais ont donné le terme de VOC, « volatil organic compound » à ces molécules organiques qui partent dans l’atmosphère. Très récemment, un chercheur brésilien, Antonio Nobre qui travaille au centre du bassin amazonien dans un très beau laboratoire qui s’appelle INPA (Institut de Recherche sur l’Amazonie), a trouvé le rôle de ces émissions. Il ne suffit pas que de la vapeur d’eau soit présente dans l’atmosphère pour qu’il pleuve. Il faut des germes autour desquels s’agglomèrent les molécules d’eau de plus en plus nombreuses, de sorte qu’elles finissent par former une goutte d’eau qui tombe. Ces germes peuvent être de la poussière mais il n’y en a pas au-dessus de la forêt amazonienne. Ce sont alors les VOC qui servent de germes. Ces molécules émises par les arbres sont très variées, elles comportent de l’éthanol, du formaldéhyde, divers enzymes, et une molécule assez dangereuse, le méthylmercaptan, un polluant. Notons aussitôt que nous pouvons tout à fait vivre à côté de quelques molécules de méthylmercaptan. Non seulement les arbres envoient la vapeur d’eau dans l’atmosphère, mais ils sont également capables de contrôler le retour de cette eau sous forme de pluie. Quand j’étais tout jeune chercheur en Afrique, je me rappelle avoir aperçu en pleine savane un nuage à l’horizon. Après avoir mis le cap dans cette direction, nous avons découvert une petite forêt en dessous de ce nuage. Quelques hectares de forêt suffisent pour qu’il pleuve.

Autre performance biochimique, la communication entre les arbres. Il y trente ans, cette idée aurait fait rire tout le monde car elle était totalement inconnue. La date clé est 1990, l’année où un collègue de l’université de Pretoria en Afrique du Sud, Van Hoven, a mis en évidence le fait que les arbres communiquaient entre eux. Dans la savane autour de Pretoria on trouve de petits arbres de 5 mètres de haut, des acacias caffra, et de grandes gazelles que l’on appelle des koudous. Ces acacias servent de nourriture aux koudous. Van Hoven a examiné avec précision cette situation. Chose curieuse, les gazelles mangent les feuilles de l’acacia pendant très peu de temps, vingt secondes, puis s’en vont, alors qu’elles ont de toute évidence encore faim. Pourquoi ? Van Hoven a comparé la constitution biochimique des feuilles d’acacia avant et après le prélèvement par le koudou. Première découverte : une modification fulgurante de la biochimie de la feuille a lieu puisqu’elle était comestible avant le prélèvement et devient impropre à la consommation, on peut même dire toxique, après ces quelques coups de dents que lui a infligés le koudou. Ce premier résultat ne manque pas d’intérêt, mais la suite est plus intéressante encore. Le koudou quitte l’acacia A et va vers un acacia B. Il est facile de se rendre compte que pour aller de A à B, il remonte le vent. Les acacias qui sont de l’autre côté, sous le vent, sont tous devenus toxiques. L’acacia A, le premier à s’être fait manger, a envoyé aux autres un message que je peux traduire : « attention les amis, il y a un koudou dans les parages, si vous ne voulez pas vous faire prélever quelques feuilles, c’est le moment de devenir toxiques ». S’il a été rapide de comprendre que le message descendait avec le vent, il a été un peu plus long de déterminer que la molécule impliquée était l’éthylène, quelque chose d’assez simple qui fait partie des hormones végétales. Van Hoven a qualifié son arbre « d’altruiste ». D’une façon générale, je n’aime pas trop que l’on prête des sentiments humains aux arbres. Mais il faut reconnaître que dans ce cas précis, ce n’est pas mal choisi parce que cet acacia nourrit les koudous, même s’il s’agit de petites portions, alors qu’une autre solution aurait consisté à être toxique en permanence. Beaucoup de plantes se mettent ainsi à l’abri des prédateurs. L’acacia caffra devient toxique quand il en a besoin et redevient comestible en vingt-quatre heures. Il nourrit donc les koudous et prévient ses copains par une sorte d’altruisme. Aujourd’hui, beaucoup de laboratoires dans le monde s’occupent de ces communications entre les arbres. Outre cette communication par voie aérienne, il en existe d’autres, de types très différents. Les arbres vivent en symbiose avec des champignons du sol, sans lesquels les arbres n’existeraient pas. Ils leur permettent de communiquer les uns avec les autres car un même champignon peut être symbiote de deux arbres très éloignés l’un de l’autre et qui éventuellement ne sont pas de la même espèce. Par exemple, si un arbre manque d’un certain élément comme du phosphore, les arbres voisins lui en envoient par le biais du filament du champignon. En 1996, mon collège Danchin a montré dans son article « Le cri du haricot », qu’un haricot parasité par des pucerons émet un VOC dans l’atmosphère qui attire les prédateurs des pucerons. Comment imaginer un pesticide moins polluant ni plus efficace ? Voilà comment les plantes communiquent entre elles et avec les animaux.

Il faut aussi s’intéresser à l’étrange question des feuilles souterraines. Les racines longues souterraines portent également des feuilles. Pendant longtemps, on les a appelées des racines fines, ou encore « brachyrhizes ». Mais grâce aux travaux des paléo-botanistes qui étudient les plantes fossiles, nous savons maintenant que ce sont des feuilles. Issu d’une époque géologique très ancienne, le Carbonifère, l’arbre appelé Lepidodendron est un des fossiles les mieux connus. Chez lui, il n’existe pas de différence entre les branches feuillées et les racines longues portant des racines fines, au point qu’il est impossible de distinguer les fossiles aériens ou souterrains. Cette symétrie de l’arbre, qui fait du sol un véritable miroir n’existe plus, mais une symétrie fonctionnelle demeure.

Quand ils perdent leurs feuilles au mois de novembre, ils perdent aussi les racines fines souterraines. Elles ne tombent pas car elles sont déjà dans le sol, mais elles meurent. Au printemps, la racine longue s’allonge en même temps que les branches. Sur les nouveaux allongements des branches, poussent de nouvelles feuilles, hors de terre comme dans le sol. Cette découverte n’a pas qu’un intérêt théorique : le champignon qu’on appelle la truffe s’installe dans ces feuilles souterraines. Les trufficulteurs sont donc très heureux de savoir qu’il existe des feuilles souterraines.

Un autre point, dans un domaine tout à fait différent, a lui aussi ébranlé la communauté scientifique : l’influence de la lune. À la campagne, les vieux tiennent compte des phases de la lune pour toutes sortes de travaux du jardinage : semer, transplanter, bouturer. Jusqu’à une date toute récente, la communauté scientifique observait ce phénomène, qu’elle jugeait subjectif et empirique, avec une certaine condescendance. Au Cameroun par exemple, l’influence de la lune sur l’agriculture est évidente. Mais ici, nous n’aimons pas l’empirisme, nous préférons qu’une théorie nous aide à comprendre. En 1998, dans la grande revue britannique Nature, une équipe suisse, italienne et française a publié un article intitulé « Le diamètre des troncs d’arbres varie avec la marée ». Ce mélange entre le diamètre des troncs des arbres et un phénomène strictement astronomique comme la marée peut paraître étonnant. Quand la lune tire, la marée est haute à cet endroit et un arbre devient un peu plus haut et un peu plus étroit. Un arbre représente une masse d’eau suffisante pour que l’attraction lunaire soit mesurable. Quand la lune ne tire pas, l’arbre est un peu plus bas et un peu plus gros. La marée est une résultante des deux astres, la lune mais aussi le soleil. Si lune et soleil tirent dans le même sens, cela produit ce que les marins appellent les « vives eaux » avec un marnage important. Quand les deux astres tirent dans un sens opposé, il en résulte les « mortes eaux » avec un marnage très faible. On retrouve tout cela sur les diamètres des troncs. Cet exemple est très intéressant sur le plan épistémologique : une tradition empirique très ancienne de l’influence de la lune sur les plantes et plus particulièrement sur les arbres qui a prévalu sur tous les continents et à toutes les époques, se trouve validée sur le plan scientifique. Olivier de Serres écrivait au XVIe siècle : « Le point de la lune est remarquable pour en croissant tailler le bois de chauffage et en décours le bois des bâtiments ». Selon la phase de la lune, vous ne faites rien de plus précieux que du bois de feu ou bien vous faites des charpentes qui seront encore là dans cinq siècles. La Suisse est le pays d’Europe le plus avancé dans le domaine du bois et de son utilisation. Vous savez qu’on construit beaucoup de maisons en bois en Suisse, des chalets. Si vous n’avez pas trop d’argent, vous faites bâtir un chalet qui durera cinquante ans mais pas beaucoup plus. Si vous avez des moyens plus conséquents, vous achetez du « bois de la lune », c’est ainsi qu’il s’appelle, et vous construisez un chalet qui durera trois siècles sans problème. Les Suisses fabriquent même des cheminées en bois. Il faut faire très attention à l’époque où l’on abat l’arbre, sinon la cheminée risque de brûler. Mais le même arbre peut devenir incombustible. Un corps de métier n’a jamais cessé de prendre en compte les phases de la lune, ce sont les luthiers, qui fabriquent des instruments de musique. Ceux qui font des stradivarius ne prendraient jamais un bois dont ils ne savent pas à quelle époque de la lune il a été abattu. Ils suivent une grande partie de la vie de l’arbre et vont procéder à l’abattage au meilleur moment de l’année, c’est-à-dire en plein hiver quand la lune est invisible.

Je termine avec une question un peu délicate, une question identitaire : les ancêtres de l’espèce humaine vivaient-ils dans les arbres ? Cette question scientifique très sérieuse oppose, en France même et en ce moment, deux écoles. Les uns pensent que nos ancêtres vivaient dans les arbres, que nous descendons d’organismes arboricoles, les autres n’y croient pas du tout. Yvette Deloison, maître de recherche au CNRS, écrit dans son livre Préhistoire du piéton, que nous pouvons remonter aussi loin que possible dans l’ascendance de l’être humain, nous trouverons toujours des organismes terrestres, verticaux et bipèdes. Notre ascendance, dit Yvette Deloison, n’a rien à voir avec les arbres. Une école opposée à cette manière de voir se situe du côté du Collège de France avec Yves Coppens, Pascal Picq, des paléo-anthropologues dont je partage les idées, qui pensent qu’aux origines de notre genre Homo il existait des animaux arboricoles. Cette question ancienne n’est pas résolue. Quand Darwin est revenu de son tour du monde sur le Beagle et qu’il a écrit après plusieurs années cette phrase que tout le monde connaît, « l’homme descend du singe », cela signifiait que selon lui, nos ancêtres étaient arboricoles. Aujourd’hui, nous n’exprimerions plus cette conviction de la même manière. Le singe et l’homme étant contemporains, ils ne peuvent donc pas descendre l’un de l’autre. Dans le langage évolutif actuel, il faudrait dire que l’homme et le singe ont un ancêtre commun. Lorsque Darwin a affirmé cette idée, il a créé une véritable panique en Grande Bretagne. L’Empire britannique s’établissait sur l’Afrique de l’Est et les Anglais de l’époque victorienne n’étaient pas du tout d’accord pour avoir des singes comme ancêtres. Darwin fut décrété « l’homme le plus dangereux d’Angleterre ». Une personne de la bonne société victorienne a même eu ces mots : « Pourvu que ce petit monsieur Darwin se trompe, et si par malheur il avait raison, pourvu que cela puisse rester entre nous ». Pourquoi un tel refus ? Les Anglais de cette époque ne connaissaient les singes qu’enfermés dans des zoos où ils étaient malheureux, sales, vicieux… J’ai eu la chance de vivre sur la canopée et de voir des singes autour de moi. Ce sont de superbes animaux et bien dignes d’être nos ancêtres !

Ils sont gentils, ils sont assez nerveux, il y a parfois des disputes farouches mais ils ont de très bonnes techniques pour résoudre les conflits. Coppens, qui m’a beaucoup inspiré, dit que nos ancêtres étaient les « seigneurs de la canopée ». Cette idée me plaît. Ce n’est pas récent : l’origine de notre genre (au sens naturaliste du mot) Homo se situe à la jonction entre l’Oligocène et le Miocène, c’est-à-dire entre moins trente et moins quinze millions d’année, en Afrique de l’Est, aux latitudes équatoriales, dans les canopées.

Admettons que nos ancêtres soient arboricoles et posons-nous la question : y-a-t-il quelque chose dans notre organisation physique actuelle qui rappelle cette époque ? Existe-t-il des souvenirs de notre origine arboricole ? La réponse est oui. L’être humain est un animal vertical, phénomène très rare. Il existe très peu d’animaux verticaux. L’hippocampe se déplace de manière verticale, tout comme quelques poissons tropicaux qui nagent la tête en bas entre les épines des grands oursins. Le manchot empereur, célèbre depuis le film La marche de l’empereur réalisé par Luc Jacquet, marche à la verticale comme un petit bonhomme. Et il y a nous. C’est un fait qu’il faut expliquer. Il existe deux sortes de singes, ceux qui marchent à quatre pattes sur les branches qui ne nous intéressent pas ici, et ceux qui pratiquent la brachiation, une fantastique manière de se déplacer. Ils attrapent une branche avec une main et se balancent de manière à en attraper une autre avec une autre main, à presque deux mètres de distance. Les gibbons d’Asie par exemple se déplacent ainsi par brachiation, offrant un spectacle admirable, d’autant plus qu’ils ont des chants fabuleux. Ils descendent au sol de temps en temps, spontanément, ils ne sont pas très à leur aise mais ils sont verticaux et marchent sur deux pieds. Selon Coppens et Picq, nous devons notre verticalité à nos ancêtres qui pratiquaient la brachiation. Une autre chose importante : nous avons une main dont le pouce peut s’opposer à n’importe lequel des autres doigts, idéal pour pratiquer la brachiation. Tous les singes brachiateurs, car les gibbons ne sont pas les seuls, il y en a d’autres notamment en Amérique du Sud, possèdent une main structurée de cette façon. Ceci est tout à fait dans le sens de l’évolution. Un organe inventé dans un but précis, peut demeurer s’il retrouve une autre utilité. Que ce soit le manche d’un outil ou le volant d’un camion, la main fait l’affaire et nous l’avons donc gardée. Mais elle n’a pas été inventée dans ce but, elle a sans doute été inventée pour la brachiation. Nous avons les yeux rapprochés et nous avons de ce fait un visage, ceci est lié au déplacement en trois dimensions qu’impose le déplacement dans la canopée. Je le sais d’expérience, il faut une très bonne perception du relief pour se déplacer dans la canopée. Si vous voulez saisir une branche en croyant qu’elle est devant alors qu’elle est derrière, c’est la chute assurée et comme vous êtes à cinquante mètres de haut, c’est la mort : la sélection darwinienne joue à plein.

Il est donc vital de voir le relief. Pour voir ce relief, il faut avoir les yeux proches l’un de l’autre. Si nous ne sommes pas aussi ambitieux, si nous ne nous déplaçons que sur un plan, nous pouvons avoir un œil de chaque côté. En général, les poissons ont un œil de chaque côté. Nos yeux rapprochés seraient donc aussi un souvenir de notre ascendance arboricole. Bien entendu, avoir les yeux sur le devant comporte un inconvénient, un grand angle mort par-derrière. L’animal qui a un œil de chaque côté peut voir pratiquement tout autour de lui tandis que je ne vois pas ce qui se trouve derrière moi. Certains anthropologues américains ont imaginé que la vie en société découlerait de cet angle mort et de la nécessité qu’il soit couvert par un ami. Je constate que les grands primates dans les canopées ne sont jamais seuls, ils vivent en petites troupes de huit ou neuf individus et bien qu’ils se disputent copieusement, ils sont là pour surveiller l’intégrité du groupe. En pesant mes mots, je terminerai cette petite conférence en vous disant ceci : sans les arbres, nous ne serions pas des êtres humains. Je ne sais pas ce que nous serions mais sur le plan physique, nous n’aurions pas l’allure que nous avons maintenant.

Montreuil le 5 février 2011

Image par Johannes Plenio de Pixabay

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