Face à cette frénésie « sportive » qui n’en finit pas, je partage deux textes : Le sport de Jean Giono et La dictature de la compétition d’Albert Jacquard.
Le premier date de 1976, le second de 2004. Tous deux, restent d’actualité.
Le sport
Le sport. Je suis contre. Je suis contre parce qu’il y a un ministre des Sports et qu’il n’y a pas de ministre du Bonheur (on n’a pas fini de m’entendre parler du bonheur, qui est le seul but raisonnable de l’existence).
Quant au sport, qui a besoin d’un ministre (pour un tas de raisons, d’ailleurs, qui n’ont rien à voir avec le sport), voilà ce qui se passe : quarante mille personnes s’assoient sur les gradins d’un stade et vingt-deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi-million de gens qui jouent au concours de pronostics ou au totocalcio[1], et vous avez ce qu’on appelle le sport. C’est un spectacle, un jeu, une combine, on dit aussi une profession : il y a les professionnels et les amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum ; les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des canettes de bière, des banderoles, des porte-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille ; on rêve de stades d’un million de places dans des pays où il manque cent mille lits dans les hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit et que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré ; or c’est la plus belle escroquerie des temps modernes. Il n’est pas vrai que ce soit la santé, il n’est pas vrai que ce soit la beauté, il n’est pas vrai que ce soit la vertu, il n’est pas vrai que ce soit l’équilibre, il n’est pas vrai que ce soit le signe de la civilisation, de la race forte ou de quoi que ce soit d’honorable et de logique. […]
À une époque où on ne faisait pas de sport, on montait au mont Blanc par des voies non frayées en chapeau gibus[2] et bottines à boutons ; les grandes expéditions de sportifs qui vont soi-disant conquérir les Everest ne s’élèveraient pas plus haut que la tour Eiffel, s’ils n’étaient aidés, et presque portés par les indigènes du pays qui ne sont pas du tout des sportifs. Quand Jazy court, en France, en Belgique, en Suède, en U.R.S.S., où vous voudrez, n’importe où, si ça lui fait plaisir de courir, pourquoi pas ? S’il est agréable à cent mille ou deux cent mille personnes de le regarder courir, pourquoi pas ? Mais qu’on n’en fasse pas une église, car qu’est-ce que c’est ? C’est un homme qui court ; et qu’est-ce que ça prouve ? Absolument rien. Quand un tel arrive premier en haut de l’Aubisque[3], est-ce que ça a changé grand-chose à la marche du monde ? Que certains soient friands de ce spectacle, encore une fois pourquoi pas ? Ça ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est quand vous me dites qu’il faut que nous arrivions tous premier en haut de l’Aubisque sous peine de perdre notre rang dans la hiérarchie des nations. Ce qui me gêne, c’est quand, pour atteindre soi-disant ce but ridicule, nous négligeons le véritable travail de l’homme. Je suis bien content qu’un tel ou une telle «réalise un temps remarquable» (pour parler comme un sportif) dans la brasse papillon, voilà à mon avis de quoi réjouir une fin d’après-midi pour qui a réalisé cet exploit, mais de là à pavoiser[4] les bâtiments publics, il y a loin.
Jean Giono, Les Terrasses de l’Île d’Elbe
Halte aux jeux !
Dictature de la compétition
Le rôle des écrivains est parfois d’imaginer le cas limite d’un comportement collectif afin de mettre en évidence, grâce à une fiction, les dangers qu’il comporte à long terme. C’est ce qu’ont réussi Aldous Huxley avec Le Meilleur des mondes ou George Orwell avec 1984.
Moins célèbre, mais tout aussi riche de lucidité, est le roman de Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance[5]. Ce livre étrange, consacré pour moitié à son enfance, pour moitié à la description d’une utopie, montre jusqu’où peut conduire la dictature de la compétition. L’auteur imagine une île inaccessible, dont il est le premier visiteur depuis des siècles, l’île W, qui donne son nom au titre du livre. Elle est située, selon l’auteur, quelque part au-delà du cap Horn. Les habitants de cette île ont pour unique activité l’organisation de compétitions sportives. Avec une rigueur implacable, Georges Perec tire les conséquences de cet objectif permanent qui obsède aussi bien les citoyens que les diverses communautés. Chaque ville organise des compétitions ininterrompues entre ses propres athlètes tandis qu’une autorité suprême gère les compétitions entre les villes. Pire que la dictature d’un Big Brother, la dictature de la compétition assure durablement la stabilité de la structure sociale, mais au prix d’une destruction systématique des personnes. Pour les individus comme pour les collectivités, rien n’a d’importance sinon la victoire, à n’importe quel prix.
Ce système produit des gagnants provisoirement satisfaits mais angoissés devant l’évidence de leur fragilité, de la précarité de leur succès. Il produit simultanément, et en beaucoup plus grand nombre, des perdants désespérés face à l’écroulement définitif de leurs rêves.
Cette île s’efforce pourtant de réaliser l’idéal olympique. La devise partout affichée est Citius Altius Fortius, les moindres gestes quotidiens sont mis par tous, individus ou collectivités, au service de la victoire espérée lors de la prochaine compétition. Cette lutte permanente fait de toute vie une succession d’angoisses perpétuelles ponctuées de quelques réussites aboutissant à la défaite finale. Les insulaires sont conscients de la déperdition humaine à laquelle ils participent, mais ils l’acceptent car elle assure un ordre rigoureux. C’est toute la problématique de l’ordre et du désordre qui est exprimée et qui trouve une solution dans la compétition généralisée.
La fascination qu’opère ce texte de Georges Perec vient de ce qu’il semble décrire non pas une utopie arbitraire, résultant de l’imagination délirante d’un écrivain, mais une organisation sociale qui découle inévitablement du postulat initial. Elle est l’aboutissement de la logique de la compétition. Celle-ci conduit inexorablement à l’exaltation provisoire des uns et à l’abaissement des autres. La question est alors : combien de perdants pour un gagnant ?
Dans le monde réel qu’est notre société, le spectacle quotidien de ce que les médias osent présenter comme du sport illustre parfaitement ce que George Perec imagine comme une fiction. Dans l’île W, « la vie de l’athlète n’est qu’un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant illusoire où le triomphe pourra apporter le repos ». N’est-ce pas la réalité vécue sous nos yeux par nombre d’athlètes ? Ils sont célèbres, adulés, enrichis, puis, passé cette période d’euphorie, pour la plupart condamnés à un désespoir programmé, le désespoir du gladiateur conscient de l’aboutissement inéluctable de ses combats.
Les larmes des quatrièmes
L’un des spectacles les plus désolants et les plus révélateurs de la structure mentale qui sous-tend les Jeux olympiques est celui des athlètes arrivés quatrièmes.
La mine défaite, ils pleurent toutes les larmes de leur corps ; il n’y a que trois places sur le podium, ils n’y ont donc pas droit. Ils se comportent comme s’ils étaient des vaincus alors qu’ils viennent le plus souvent de réaliser une performance magnifique. Ils ont parfois, profitant de la présence de meilleurs qu’eux à leur côté, dépassé leur record personnel. C’est là une véritable victoire ; mais elle ne les console pas de se voir refuser l’accès au regard des caméras, de ne pas faire partie de ceux que l’on voit sur les photos et sur les écrans. Ils sont les meilleurs parmi les privés de gloire et cette place de premier d’une sous-catégorie a un goût détestable. Ils n’ont qu’un sentiment, celui de l’échec. Ils se sentent perdants. Inconsciemment, ils mettent en évidence que leur véritable objectif est la gloire et non l’exploit.
Peu avant les Jeux de l’année 2000, j’ai rencontré par hasard un ami de l’un des champions les plus populaires en France, le judoka David Douillet. J’ai prié cet ami de dire à ce dernier que je souhaitais qu’il n’obtienne pas la médaille d’or. Non par malveillance à son égard, au contraire, par admiration pour sa capacité à être non seulement un champion mais une personne responsable et consciente du rôle qu’elle joue, notamment aux yeux des jeunes. J’imaginais la scène : David Douillet privé de l’or et manifestant, par un sourire sincèrement joyeux, sa satisfaction, son plaisir d’être dépassé. « Sur les six milliards d’hommes de la planète, ils sont un nombre infime, ceux qui sont capables de me vaincre au judo. Aujourd’hui, ils sont à côté de moi, quelle chance ! Ils ont certainement de bons conseils à me donner. D’avance je les remercie. » Quelle leçon cela aurait été pour les jeunes qui, judokas ou non, font de David une idole et surtout un modèle.
Une leçon semblable à celle que j’imaginais a été donnée au cours de récents championnats internationaux d’athlétisme par une jeune femme afghane. Pour des raisons qui la concernent, elle a refusé de revêtir la tenue habituelle des sprinteuses et a conservé veste et pantalon bouffant, ce qui ne facilitait pas sa course. Elle est arrivée dernière, loin derrière les autres, mais son sourire radieux signifiait qu’elle avait pulvérisé ses records personnels. N’était-ce pas le meilleur objectif ?
Tout, à vrai dire, concourt malheureusement à renforcer le sentiment d’échec, la frustration de ceux qui n’obtiennent pas la récompense suprême. En premier lieu les médailles. En or, en argent ou en bronze, elles sont palpables, durables et surtout montrables. Le pauvre quatrième et tous ceux qui suivent sont face au vide ; ils doivent se contenter d’un diplôme en papier qui, je suppose, est joliment imprimé mais qui ne les console guère. Les larmes des quatrièmes montrent que la réalité olympique n’est guère éloignée de la fiction de l’île W imaginée par Georges Perec.
Malgré tous les discours prétendant le contraire, le seul critère de réussite, la seule satisfaction espérée, est la montée sur le podium. À l’image d’un prisme qui ne retient d’une lumière aux multiples composantes qu’une seule longueur d’onde, la compétition opère une polarisation des personnes : elles sont réduites à une seule obsession. L’unidimensionnalité lamine la réalité et détruit toute richesse.
On comprend que le visiteur de l’île W n’ait eu qu’un désir, la fuir le plus rapidement possible. Faut-il fuir les Jeux ?
Olympisme et humanistique
La réponse à cette question dépend de l’objectif que l’on prétend poursuivre. Celui-ci est bien mal exprimé par la devise officielle des Jeux. Courir plus vite, sauter plus haut, être plus fort, ces expressions définissent une finalité qui n’est acceptable que pour des enfants. On peut attendre des adultes qu’ils mettent leurs performances de tous ordres, qu’elles soient sportives, intellectuelles ou morales, au service d’un objectif plus raisonnable ou plus grandiose. Certes, une devise est par nécessité réductrice, mais celle choisie par les instances de l’olympisme exprime une telle futilité qu’elle ne peut être que le décor apparent d’un projet plus sérieux, plus ambitieux. Quel projet ?
À l’origine, il y a près de trois mille ans, il était question de gloire, gloire de l’athlète ou gloire de la cité qu’il représentait. Mais, au-delà, c’est un recul de la violence et du désordre qui était recherché. Nous pouvons constater que la stratégie de la pythie, apparemment utopique, s’est révélée efficace, du moins dans le monde grec : pendant que les peuples regardaient leurs représentants s’affronter sur un stade, ils étaient moins tentés de se battre. Ils trouvaient provisoirement une issue à leurs conflits par athlètes interposés, ce qui limitait les dégâts.
C’est là une technique qui, selon la légende, a été appliquée par les Romains et les Albains lorsqu’ils ont délégué aux trois frères Horaces et aux trois frères Curiaces le soin de décider du sort d’une guerre qui risquait d’être désastreuse pour tous.
Dans la pratique actuelle des sports d’équipe, comme le football ou le rugby, un schéma semblable se manifeste souvent. La rencontre entre deux équipes prend, dans l’esprit des protagonistes, dans celui des journalistes qui décrivent l’événement et, surtout, dans celui des spectateurs transformés en supporters, la signification d’une rencontre entre deux villes. Les joueurs sont alors utilisés pour dévier des pulsions collectives et participer, à moindres frais, à la poursuite de vieux conflits.
L’événement n’est plus alors qu’un épisode dans une confrontation qui s’éternise. Du coup, il perd l’essentiel de son caractère sportif. Mais il y a plus grave. La rencontre sur un stade peut avoir des effets opposés à ceux espérés : elle attise l’opposition au lieu de la résoudre. Cet effet pervers peut prendre des dimensions tragiques lorsque les équipes sont présentées comme « nationales » et que des élans patriotiques s’en mêlent.
Albert Jacquard, Halte aux jeux !
[5] Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, 1975.
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